Jean-Pierre Martinez, critique

Parce qu’il ne saurait y avoir de textes sans intertextualité, tout auteur de théâtre est également un lecteur et un spectateur. 

Jean-Pierre Martinez est à l’origine, avec Ruth Dahan-Martinez, de la création du site Libre Théâtre, proposant l’accès aux textes du répertoire classique français libre de droits, sous forme numérique et gratuite.

Il est également critique de théâtre (mais aussi d’opéra, de danse et de musique). Lorsqu’un spectacle lui a plu, il rédige pour le site Libre Théâtre des recommandations à destination des spectateurs. Lorsqu’un spectacle ne lui a pas plu, il n’en parle tout simplement pas.

Vous retrouverez sur cette page les dernières critiques de Jean-Pierre Martinez.

Créée en 1950, et jouée sans interruption depuis 1957 au Théâtre de la Huchette à Paris, "La Cantatrice Chauve" est un monument du théâtre qu'on a toujours plaisir à revisiter, en s'étonnant à chaque fois de son incroyable modernité. On comprend que cette satire absurde de la petite bourgeoisie, brisant tous les codes du théâtre traditionnel, ait pu surprendre le public et les critiques de l'époque, les uns scandalisés dénonçant une supercherie, les autres criant au génie et applaudissant la drôlerie cruelle de ce tableau tragi-comique encore très actuel de notre société. Cette première pièce de Ionesco, qui restera son chef d'oeuvre, est interprétée avec beaucoup d'allant par la Compagnies des Beaux Parleurs, composée d'anciens élèves du Conservatoire de Cannes, mis en scène par leur professeur. La jeunesse de la troupe, alors que la pièce est généralement donnée notamment à la Huchette avec une distribution plus âgée, confère au spectacle une fraîcheur inattendue. Ces jeunes comédiens, cependant, dont certains sont aussi danseurs ou musiciens, maîtrisent déjà parfaitement leur art, et nous offrent à cette occasion quelques morceaux de bravoure mémorables. Un spectacle à ne pas manquer lors de la prochaine édition du Festival d'Avignon OFF 2024. Un coup de cœur de Libre Théâtre.

Une Fée, promise à Merlin l'Enchanteur, tombe amoureuse d'Arlequin, un jeune homme aussi beau que niais, qu’elle enlève. Elle échouera à déniaiser cet éphèbe, et c'est une simple bergère qui fera son éducation, l'esprit semblant aussi chez les hommes venir avec l'amour. Par un ultime stratagème, Arlequin s'emparera des pouvoirs magiques de la Fée et finalement, le jeune captif et la bergère deviendront roi et reine. Marivaux nous livre avec cette comédie assez peu jouée une nouvelle réflexion sur la genèse du sentiment amoureux et sur les tempêtes qu'il peut déclencher, la sincérité finissant toujours par l'emporter sur le cynisme, bien sûr. Sans oublier, avec cette allusion à un possible renversement du pouvoir, un discret message pré-révolutionnaire. Thomas Jolly s'empare de ce marivaudage féérique pour en faire un cabaret fantastique, jouant avec merveille de tous les artifices du théâtre. Les cinq comédiens incarnent leurs personnages avec une belle énergie et un grand talent. On assiste à un spectacle complet, donnant toutefois parfaitement à entendre les mots et le propos de Marivaux. On en sort avec des étoiles dans les yeux. Un coup de cœur de Libre Théâtre.

La Compagnie toulonnaise Hors Surface proposait en accès libre le 13 mars sur la grande scène de La Scala Provence une sortie de résidence, étape de travail pour la création de son spectacle "Face aux murs", mêlant acrobatie et poésie visuelle au service d'un propos résumé dans le titre : la difficulté des hommes à s'inscrire dans une société où l'exclusion du plus grand nombre est devenue la règle. À partir de deux trampolines disposés de part et d'autre d'une cage centrale, jouant avec les trois dimensions pour en ajouter d'autres jusqu'à nous faire perdre la notion de l'espace, du temps et tout simplement du réel (ce que l'on voit en double, ce que l'on ne voit qu'à moitié, ce que l'on ne voit pas du tout), ces voltigeurs de l'extrême ont offert au public avignonnais, venu en nombre et en famille, un spectacle d'une incroyable intensité. Avec un engagement total et une grande générosité. Merci à eux, et merci à La Scala Provence pour ce cadeau. Au vu de la qualité de cette étape de travail, on a hâte de voir le spectacle abouti lorsqu'il sera proposé au public dans quelques mois. À ne manquer sous aucun prétexte. Déjà un coup de cœur de Libre Théâtre.

Au départ, il y a une écriture, celle de Cliff Paillé, à la fois poétique et drôle, parvenant avec élégance à faire surgir d'un langage quotidien et banal une signification très profonde. Point ici de mises en garde dramatiques ou de leçons de morale. Il est plutôt question de notre nécessaire combat de chaque jour pour continuer à croire en la vie dans un environnement aussi mortifère. Car si la pièce est interprétée par des jeunes gens, elle s'adresse à tous. À cette petite lumière en chacun de nous qui résiste obstinément pour ne pas s'éteindre avant l'heure.

Dans une société où l'impossible quête de la conformité à une norme est devenue une impitoyable tyrannie, il était plus que nécessaire de faire l'éloge de la singularité et de la fragilité. C'est ce que nous propose ce magnifique spectacle, mettant en scène quelques jeunes gens qui, en nous racontant avec poésie et humour leurs différences que la société leur renvoie en son miroir comme des handicaps, nous apprennent à apprivoiser nos propres singularités et nos propres faiblesses pour en faire si ce n'est des alliées du moins des compagnons de route.

Un vagabond arrive dans un village où il trouvera asile. Malgré cette chaleureuse hospitalité, cependant, cette âme en peine sera rattrapée par ses démons. Ainsi pourrait-on résumer l'intrigue du dernier jour de Pierre, défini par la compagnie elle-même comme une poétique du désespoir.

Paru en 1945, Black Boy, de Richard Wright, est le premier roman écrit par un afro-américain pour décrire de l'intérieur la machine infernale du ségrégationnisme. Refusant de se laisser réduire au statut de victime, cependant, ce jeune homme révolté et héroïque expérimentera une forme de résilience par la lecture, puis par l'écriture, en devenant ainsi, par le pouvoir de la littérature, l'auteur et l'acteur de sa propre vie. Cet étonnant spectacle rassemble sur scène un comédien, un musicien et un illustrateur. Jérôme Imard incarne à la perfection Richard Wright pour nous conter avec malice l'histoire terrifiante de ce jeune Noir dans l'Amérique ségrégationniste de la première moitié du XXème siècle. Olivier Gotti, une guitare posée à plat sur ses genoux et un bottleneck dans la main gauche, nous livre un blues habité, venu tout droit du Mississippi. Tandis que Jules Stromboni illustre ce récit poignant en projetant sur un écran les dessins presqu'animés qu'il effectue en direct avant de les effacer pour faire place à d'autres.

Johnny, libre dans ma tête

Avec "Johnny, libre dans ma tête", Didier Gustin rend un hommage tendre et irrévérencieux à l'homme et à l'artiste. Évitant le piège du "tribute" ou de la simple imitation caricaturale, il a choisi de nous faire entendre les paroles inoubliables des chansons de Johnny à travers les multiples voix des chanteurs et amis avec lesquels il a partagé la scène. Il en résulte un spectacle très original, à la fois drôle et émouvant, cultivant une dérision et une autodérision qui n'auraient sans doute pas déplu à Jojo.

On peut très bien, et on doit même parfois, oublier l'homme pour apprécier pleinement son œuvre. Il n'en reste pas moins que derrière toute œuvre il y a un homme. Et c'est l'un des mérites de ce spectacle de nous le rappeler. Si nous connaissons tous plus ou moins la poésie de Baudelaire, ses écrits en prose nous sont moins familiers, et ses écrits épistolaires sont généralement méconnus. Vers la fin de sa vie, depuis son exil à Bruxelles pour échapper à ses créanciers tout en rêvant d'un retour triomphal à Paris, ces lettres à sa mère nous révèlent un homme conscient de son génie, mais profondément meurtri de ne pas le voir reconnu à sa juste valeur. Des lettres qui font étrangement écho à celles adressées par Vincent van Gogh à son frère Théo, témoignant elles aussi de façon poignante de la douloureuse frustration de l'artiste quand son œuvre, à laquelle il a consacré toute sa vie, reste ignorée voire méprisée du public. L'autre originalité de ce spectacle est de mettre en résonance les mots de Baudelaire avec les notes de Beethoven, en un dialogue intime que n'aurait pas renié le poète qui le premier célébra les correspondances entre les arts et les synesthésies. Baudelaire aimait la peinture et la musique. Il admirait Beethoven, et comme nous le suggère malicieusement Isabelle Krauss, rien n'interdit d'imaginer qu'il écrivit certains de ses poèmes en ayant à l'esprit les sonates de Beethoven. Un spectacle poétique et musical, sensuel et multi-sensoriel, porté par une comédienne habitée et par une pianiste virtuose, liées par une belle complicité. À ne pas manquer dans cette salle chaleureuse du Théâtre des Trois Raisins.

Au lendemain de leur concert à La Scala de Paris, La Scala Provence recevait hier soir NO(W) BEAUTY, un quartet de jazz franco-américain puisant son inspiration à des sources musicales très diverses. Pendant plus d'une heure, ces quatre jeunes musiciens d'exception ont charmé leur auditoire principalement avec les compositions originales de leur dernier album. Ces quatre virtuoses aux parcours impressionnants, qui se sont rencontrés dans les clubs de jazz parisiens, nous proposent avec NO(W) BEAUTY une formation soudée par une grande complicité, sans leader, et au sein de laquelle chacun compose tour à tour les morceaux qu'ils jouent ensuite ensemble. On se contentera de citer, parmi les diverses compositions au programme lors de ce concert mémorable à Avignon, un étonnant hommage à la musique baroque intitulé "Organa", un morceau très original composé par le pianiste Enzo Carniel, et relevant d'une savante fusion entre la musique classique et le jazz. Une jeune formation à suivre, donc. Merci à La Scala de nous avoir permis de la découvrir.

Dans le cadre de la Semaine Italienne d'Avignon, le Théâtre du Chêne Noir nous proposait hier soir un spectacle de la Compagnie Teatro Picaro. C'est l'histoire d'une troupe itinérante en route pour se produire au château d'un Duc qui pourrait devenir son protecteur. Leur charrette étant tombée en panne au beau milieu d'une forêt en pleine nuit, ce sera l'occasion pour eux de retrouver l'inspiration et de répéter la nouvelle pièce qui doit relancer leur carrière. Il s'agit, on l'aura compris, de théâtre dans le théâtre, mais aussi de mise en abyme, puisque le meneur de troupe de ce spectacle dans le spectacle n'est autre que le véritable coauteur et metteur en scène de la pièce. Et de fait, ce spectacle apparaît avant tout comme un hommage au théâtre et à ceux qui le font, à commencer par les obscurs saltimbanques qui en perpétuent la tradition en dépit des difficultés de la vie d'artiste.

Le Théâtre du Balcon ouvrait hier sa saison théâtrale avec un Objet (théâtral) Volant Non Identifié : Blackstar un spectacle multivectoriel et multisensoriel en forme d'enquête sur les traces de deux étoiles filantes, Saint-Exupéry et David Bowie, deux artistes aux parcours fulgurants qui chacun à leur manière, tel Icare, brûlèrent leurs ailes et leurs vies dans la quête de cette inaccessible étoile chantée aussi par Jacques Brel. Le titre de ce spectacle, Blackstar, résume en lui même par un oxymore la dimension mythique de cette quête éternelle par l'Homme d'un idéal qui le dépasse. L'Étoile Noire n'a pas la clarté de l'Étoile du Berger. Elle n'est pas destinée à guider les troupeaux, mais à indiquer à chacun qu'un destin particulier lui est réservé dans l'obscurité des cieux.

Le Rouge Gorge lançait ce samedi 23 septembre sa première saison musicale avec le concert exceptionnel d'un duo venu d'Argentine : Océano Dúo. Une parenthèse enchantée pendant laquelle Silvana Turco (à la flûte traversière et à la quena) et Sebastián Pérez (à la guitare et au chant) ont convié leur auditoire à un voyage aux confins de l'Argentine et du Brésil, en alternant musiques traditionnelles et compositions personnelles. Sans oublier cette touche d'improvisation qui rend unique chacun de leur spectacle. En tournée dans toute l'Europe, ce couple (à la scène comme à la ville) très attachant donnait à Avignon son dernier concert avant de regagner Buenos Aires.

L'usine Plastac va fermer. Cette délocalisation, motivée par de cyniques raisons de rentabilité, poussera vers le chômage des centaines d'employés. Face à cette injustice, trois amis, une ouvrière, un artisan et un prof, basculent sur un coup de tête dans la radicalité politique, en enlevant le journaliste qui, à la télé, défend systématiquement le point de vue de la direction. Avec cette sympathique comédie à la Ken Loach, la Compagnie des Barriques parvient à éviter toutes les caricatures qu'un tel sujet auraient pu susciter. Ici, pas de misérabilisme, de discours militant ou de leçon de morale. On vit surtout cette aventure rocambolesque au plus près de ces trois pieds-nickelés du terrorisme politique, et même de leur otage qui finira par se rallier à leur cause tout en condamnant les moyens utilisés. Le message humaniste, cependant, est clair. Nous vivons dans une société profondément inégalitaire, dans laquelle la richesse des uns résulte directement de la misère des autres. Point n'est besoin d'être marxiste pour le constater. Tout le monde le sait, mais les plus privilégiés d'entre nous excusent leur passivité en rendant responsable de cette situation un système qui s'imposerait à tous, pour le meilleur et hélas souvent pour le pire. Cette pièce habilement écrite est défendue par trois comédiens au jeu très réaliste, presque cinématographique. Cependant la mise en scène, brillante, apporte une dimension visuelle et sonore qui font de cette proposition un véritable spectacle théâtral. Derrière le drame, par ailleurs, l'humour n'est jamais loin. Cette comédie ne changera pas le monde cruel qui nous entoure, mais elle contribuera peut-être à changer un peu le regard que nous portons sur lui, et à considérer avec un peu plus d'empathie ceux qui souffrent vraiment des injustices sociales. Un spectacle à ne pas manquer.

Disons-le tout net, "La poésie de l'échec" est une réussite absolue. Sur le thème éternel de la famille comme source de toutes nos névroses, la Compagnie Marjolaine Minot nous propose un spectacle burlesque d'une extrême modernité et d'une efficacité totale.  C'est l'histoire d'une famille ordinaire, avec ses secrets et surtout ses non-dits. L'originalité de cette comédie est de donner vie au sous-texte de ces conversations familiales, volontairement banales jusqu'à l'absurde, en donnant à voir le ressenti des personnages, mimant de tout leur corps ce que la bienséance leur interdit de verbaliser.  Les trois comédiens sur scène excellent dans cet exercice expressionniste requérant une très grande maîtrise. Ils sont accompagnés en live par un "beat-boxeur" rythmant ce mimodrame familial tout en ajoutant au comique des situations par ses bruitages incongrus. L'humour passe d'abord par le visuel, mais le texte est également ciselé. Sans oublier quelques répliques savoureuses qui mériteraient de devenir cultes... Un spectacle comme on les aime, d'une grande virtuosité mais sans démonstration excessive, qui sans se prendre au sérieux nous parle de nos échecs pour les conjurer. Un coup de cœur de Libre Théâtre.

La population argentine est principalement constituée d'immigrés... dont les descendants ont à leur tour beaucoup émigré. L'exil est donc inscrit dans l'ADN des Argentins. L'exil qui a conduit les grands-parents à quitter leur patrie d'origine pour les conduire jusqu'à cette terre du bout du monde. L'exil qui sous la dictature a poussé leurs enfants à quitter l'Argentine pour des raisons politiques. L'exil encore qui a contraint leurs petits-enfants à fuir le pays cette fois pour des motifs économiques. C'est cet exil que nous raconte en musique et en chanson Matías Chebel, né à Buenos Aires, accompagné de deux musiciens d'exception qui eux aussi sont des exilés : Élie Maalouf, né au Liban, et Marc Vorchin, né aux Antilles. Étranger partout, jusque dans son pays d'origine lorsqu'il lui est donné d'y revenir, l'exilé est souvent contraint à devenir un citoyen du monde. Les origines de Matías sont en Espagne, en Italie, au Liban... et dans ces terres précolombiennes qu’on n’appelait pas encore l'Amérique. Les peuples autochtones, dont la civilisation a été anéantie, ne sont-ils pas eux aussi en exil sur leur propre terre ? Ex(ODE) est un magnifique et émouvant hommage à tous les exilés d'hier et d'aujourd'hui. Dans cette période aux relents nationalistes qui voudrait faire du migrant un bouc émissaire, ce spectacle est surtout une ode à cette fraternité basée sur la certitude que nous sommes tous si ce n'est des migrants nous-mêmes, du moins de purs produits de l'exil. À un moment ou à un autre, en effet, nos ancêtres ont tous dû quitter leur pays ou leur région de naissance pour une terre inconnue. Un spectacle chargé de beaucoup d'émotions, à célébrer ensemble, et en musique, comme un moment de partage et de communion.

Un duo d’intervenants artistiques, ayant pour mission d'initier des "jeunes de banlieue" au théâtre et à la danse, partagent leur expérience dans un spectacle. Comme dans un conte théâtralisé, ils jouent aussi les rôles de leurs élèves, dissipés mais finalement avides d'apprendre, pour découvrir les potentialités qui sommeillent en eux. Surtout à dix-sept ans, nous sommes tous des super héros, n'ayant pas encore découvert la nature des pouvoirs extraordinaires qui nous caractérisent. Et c'est le rôle de ces « passeurs » d'aider les jeunes les moins favorisés à aller chercher au fond d'eux-mêmes leurs éventuels super pouvoirs, ou en tout cas les capacités qui leur permettront de trouver leur place dans un monde difficile. Certes, le théâtre ou la danse ne peuvent pas à eux seuls changer la vie et garantir l'égalité de tous. Mais ils peuvent aider les adolescents à accepter leur corps, à contrôler leur relation aux autres, et à acquérir la maîtrise de cette parole qui dans notre société est la clef de presque tout. À dix-sept ans, nous avons tous été ce Patrick un peu gauche et timide, à la recherche du mode d'emploi d'une vie si compliquée. Certains d'entre nous ont eu la chance de trouver sur leur route des professeurs ou des éducateurs comme ceux-là, pour nous révéler à nous mêmes, nous donner le courage d'aller vers les autres, et l'envie de prendre le monde à bras le corps. Un spectacle émouvant et qui fait du bien.

Menés à la cravache par un Monsieur Loyal aux allures

Paul aime Virginie, et Virginie aime Paul. Mais comme les gens heureux n'ont pas d'histoire, et qu'il s'agit de théâtre (voire même de théâtre dans le théâtre), il y a un problème : la Virginie qu'aime Paul n'est pas la Virginie avec laquelle il est marié, qui elle-même... Vous n'avez rien compris ? Allez voir la pièce. Vous n'en comprendrez pas forcément davantage, mais vous passerez un excellent moment avec cette comédie absurde où tous les personnages (et même tous les acteurs) s'appellent Paul et Virginie. Comme à son habitude, Jacques Mougenot nous offre un pur moment de divertissement avec cette comédie musicale magnifiquement mise en scène par Hervé Devolder et superbement interprétée par trois comédiens, accompagnés de trois musiciens. Une comédie intelligente et bien ficelée dont les parties chantées vous rappelleront peut-être les films d'un autre Jacques (Demy) qui dans les Demoiselles de Rochefort (et ses célèbres jumelles nées sous le signe des Gémeaux) jouait aussi avec l'idée du double... Un spectacle tout public chaudement recommandé par Libre Théâtre.

C'est l'histoire d'une amitié entre deux garçons que tout oppose, mais qui partagent la même passion pour la cuisine. L'un est le fils d'un chef réputé, l'autre est issu d'un milieu très populaire. Ils se rencontrent alors qu'ils sont tous deux élèves d'un CAP Restauration. Le premier, très sensible et plutôt rêveur, n'est pas vraiment viril, dans un univers professionnel très masculin. Le deuxième, mal dégrossi, est la caricature du macho, amateur de foot. Malgré ou en raison de leurs différences, sources de complémentarités, ils vont nouer une relation très forte. Le fils à papa servira d'abord de mentor à son camarade moins favorisé. Mais cette relation va peu à peu s'inverser pour se convertir en une rivalité, qui finalement aura raison de leur amitié. À travers ce récit tragi-comique d'une amitié entre hommes, depuis sa naissance jusqu'à sa fin, c'est aussi l'univers impitoyable de la restauration qui nous est décrit à travers ce spectacle, avec ses grandeurs (la conquête des étoiles... du Michelin) et surtout peut-être avec ses servitudes (l'ambiance quasi militaire régnant dans les cuisines, la dictature imposée par les chefs et l'exploitation des commis). Une écriture aux petits oignons, servie par un duo de comédiens savoureux, dans un décor raffiné. La recette idéale pour un spectacle qui régalera le public le plus exigeant. On l'aura compris, venus en critiques presque gastronomiques, nous avons fort goûté ce spectacle et nous accordons bien volontiers trois étoiles à toute l'équipe qui l'a concocté pour nous. Un coup de cœur de Libre Théâtre.

Inventions de Mal Pelo

Le collectif catalan Mal Pelo nous présentait hier l'avant-dernier opus de sa tétralogie autour de l'œuvre de Bach, avec un spectacle mêlant la musique, la danse et la poésie. Dans le cadre grandiose de la cour du Lycée Saint Joseph, aux allures de cloître, les chants baroques de Bach faisaient écho aux poèmes de John Berger, Erri de Luca et Nick Cave, entrant eux-mêmes en résonance avec la chorégraphie réglée comme du papier à musique par Maria Muñoz et Pep Ramis. Dans une esthétique très graphique, les danseurs, vêtus de noir, évoluaient sur un tapis blanc, tels les touches d'un piano muet échappées de leur clavier, tandis que sur le mur de pierre, en fond de scène, étaient projetées des images symbolisant les thèmes évoqués dans les poèmes en contrepoint. Un spectacle jouant donc des synesthésies entre les différents arts convoqués pour cette symphonie multi-sensorielle. Pour paraphraser Baudelaire, hier soir, vastes comme la nuit et comme la clarté, les mots, les mouvements, les images, les sons, et même le vent, se répondaient à merveille dans ce spectacle total, qui a enchanté le public venu en nombre, et qui a salué debout cette performance exceptionnelle.

"The Latebloomers" (expression anglaise renvoyant aux plantes à floraison tardive mais s'appliquant aussi métaphoriquement aux individus ne révélant que tardivement tout leur potentiel) nous invitent à un voyage burlesque en Absurdie, en déclinant un à un tous les clichés sur l’Écosse. Ces trois "Écossais" (qui ne le sont pas vraiment puisque l’un est anglais, l'autre suédois et le troisième australien) sont passés maîtres dans l'art du comique gestuel. Ils nous offrent un spectacle visuel et participatif à mourir de rire, dans la plus pure veine de l'humour anglo-saxon, bien connu en France à travers les Monty Python, Benny Hill ou Rowan Atkinson. Ce spectacle de mime, tout public, est donc parfaitement compréhensible par les non-anglophones, et les quelques mots prononcés par les comédiens en français, avec un accent irrésistible, ne font qu'accroître la drôlerie de ce numéro hilarant. À ne pas manquer.

Chacun interprétera comme il voudra cette fable politique et écologique sur le thème de l'eau... avec pour seul décor des bouteilles en plastique vides, mais tous s'accorderont à saluer la performance extraordinaire de ces danseurs et acrobates décidément doués d'un incroyable talent. S’inspirant à la fois de la danse contemporaine, de la danse traditionnelle africaine, du hip hop américain... et des pyramides humaines du folklore catalan, ces artistes français d'origine guinéenne, et citoyens du monde, nous livrent un spectacle total, avec pour seul média leurs corps d'une stupéfiante plasticité et d'une beauté renversante. Les tableaux vivants se succèdent en une chorégraphie très rythmée, faite d'équilibres instables et de chutes parfaitement contrôlées. Le public tremble pour ces circassiens hors normes, hésitant presque à applaudir chacune de leurs prouesses de crainte que ces applaudissements ne suffisent à provoquer l'effondrement de ces fragiles constructions humaines semblant tenir du miracle. Un spectacle tout public, et un coup de cœur de Libre Théâtre.

La musique adoucit les mœurs, dit-on... Ceux qui, dans l'espoir vain de conjurer leur propre médiocrité, se saisissent de la misère des réfugiés pour développer un discours de haine, ont-ils croisé les regards malicieux de ces enfants du monde entier poussés sur les routes de l'exil par la guerre et par la faim ? Ont-ils vu leurs sourires éclatants témoignant malgré leur situation précaire de leur foi en un avenir meilleur ? Ont-ils entendu ces chants, venus d'un peu partout sur la planète, lancés à gorge déployée comme une déclaration d'amour à la vie ? Manuel Merlot a pendant plusieurs mois filmé les réfugiés du Centre d'hébergement d'urgence pour les familles migrantes à Ivry-sur-Seine. Prenant pour matériau ces images animées chargées d'une humanité à l'état brut, avec ses deux complices qui l'accompagnent en musique sur scène, il a créé un spectacle d'une forme toute particulière, tenant à la fois du documentaire et du concert. Car on est loin d'un simple film avec un accompagnement musical en live. Ici la vidéo est retravaillée pour créer des boucles servant de support à des compositions originales collant étroitement aux chants a cappella de ces migrants de tous les continents en transit à Ivry. Il en résulte un spectacle poignant, mais aussi d'une très haute qualité musicale, servi par trois musiciens d'exception. Quand trop souvent à Avignon on voit de très petits spectacles inspirés par de grandes œuvres littéraires n'ayant hélas rien de théâtral, ces "nouveaux voisins" nous rappellent que le rôle du spectacle vivant est aussi d'aller à la rencontre de la réalité qui nous entoure pour, en puisant aux sources de l'humanité d'aujourd'hui, en rendre compte, tout simplement. Les meilleures morales ne sont pas celles qui sont formulées pompeusement à la fin d'une fable, mais celles qui s'imposent à tous comme une évidence émotionnelle plus que rationnelle. Un spectacle à ne pas manquer. Un coup de cœur de Libre Théâtre.

La Compagnie Marguerite nous invite à découvrir une comédie légère d'une autrice méconnue de la première moitié du XIXème siècle, Alexandrine-Sophie de Bawr. L'intrigue amoureuse, sur fond de quiproquos, de mauvais procès et de bons mots, reste assez classique. Mais le spectacle vaut surtout pour le jeu des quatre comédiens qui donnent à ce marivaudage une saveur toute particulière. Une comédie courte au rythme très enlevé, à déguster comme un bonbon acidulé. Une parenthèse de fraîcheur dans la fournaise avignonnaise.

À l'heure où en Europe un acteur de série B, à la tête d'une petite armée, tient tête à l'envahisseur russe, le mythe de Jeanne d'Arc reste encore et toujours d'actualité. Oui, tout homme et bien sûr toute femme, si ordinaire soit sa condition, peut par la seule force de sa détermination changer le cours de l'Histoire, en s'élevant contre un oppresseur donné pour invincible. Jeanne d'Arc, c'est Jésus Christ, Che Guevara ou Jean Moulin. Mais sa condition de femme, plus encore à son époque, en fait à jamais une héroïne éternelle et un mythe universel. C'est à cette figure historique hors norme que la pièce d'Anouilh, injustement oubliée, rend grâce, avec un texte à la fois poignant et drôle, présentant le destin extraordinaire de la Pucelle d'Orléans non pas comme un sacrifice dicté par un fanatisme religieux, mais au contraire comme un acte ultime de liberté. Celui de cette alouette dont il préfère célébrer le vol plutôt que la chute, le parcours flamboyant plutôt que la fin tragique au bûcher. Ce spectacle est porté au plus haut par la Compagnie Hagard, et c'est aussi à elle qu'il convient de rendre un hommage appuyé. Huit comédiens sont présents sur la scène de ce minuscule Théâtre Humanum. Preuve s'il en est que de très grands spectacles peuvent se tenir dans de très petites salles du OFF... quand souvent dans le IN le plateau paraît bien trop grand pour les petits spectacles qu'on y voit. Ces huit jeunes gens utilisent tous les moyens à leur disposition pour faire exploser jusqu'au quatrième mur de ce minuscule théâtre. Ils sont bourrés de talent, ils sont émouvants, ils sont drôles... et ils ont une pêche d'enfer. Ils mettent le feu aux planches, et ce bûcher tient du feu d'artifice. Courez voir L'Alouette. Ce spectacle mérite d'afficher complet jusqu'à la fin du festival. Le plus gros coup de cœur de Libre Théâtre depuis le début du festival (IN compris).

Le crédit, en français, c'est l'argent que prête, contre intérêt, celui qui en a trop à celui qui en manque. Ce crédit-là se mesure en euros. Mais le crédit, c'est aussi la crédibilité de celui qui présente des garanties matérielles et morales. Bref, pour obtenir un crédit, il faut déjà avoir un certain crédit. Ne dit-on pas à juste titre qu'on ne prête qu'aux riches ? Cette comédie très originale de Jordi Galceran met aux prises un employé de banque impitoyable et un aspirant emprunteur qui, n'ayant aucune garantie à mettre en avant pour obtenir son prêt, ne possède que le pouvoir de la parole pour amener son interlocuteur à lui ouvrir sa bourse. Après de nombreux rebondissements, par la seule force du verbe, les rôles vont s'inverser, et la situation va déraper, avant un dénouement inattendu. On n'en dira pas plus pour ne pas dévoiler l'intrigue... Cette comédie mise en scène par Pierre Lericq est réglée comme du papier à musique, et brillamment servie par un duo comique d'exception, Jean-Pierre et Sylvain Bugnon. Le rythme est enlevé et les déplacements chorégraphiés. Deux comédiens en vidéo font de ce duo un quatuor. On ne s'ennuie pas une seule seconde. Une proposition de spectacle à laquelle nous vous recommandons d'accorder crédit. Un vrai coup de cœur de Libre Théâtre.

La Compagnie La Lune et L'Océan nous convie à un spectacle loufoque autour des Nouveaux Diablogues de Roland Dubillard. En orfèvre du langage, ce maître de l'absurde, dont l'humour rappelle parfois celui de Raymond Devos, nous propose un voyage aux confins du non-sens. Un voyage qui se terminera comme il a commencé, par un naufrage de la raison, les rescapés étant condamnés à un éternel tête-à-tête avec un double difficile à supporter. L'enfer c'est les autres. Surtout quand il n'y en a qu'un seul... Jean-Marie Lecoq et Patrick Mons forment un duo comique d'une remarquable efficacité, au service de la langue de Roland Dubillard, qu'on a toujours plaisir à redécouvrir. Un spectacle à ne pas manquer.

Le Siècle d'Or espagnol n'a rien a envier au Grand Siècle français en ce qui concerne le théâtre, et Lope de Vega vaut bien Molière. De soixante ans son aîné, Lope de Vega reste en cela plus ancré dans la commedia dell'arte. Avec La Foire de Madrid, il nous livre un vaudeville picaresque où il s'agit principalement d'adultères en série, dans un tourbillon où chacun trompe sa chacune. Et vice versa. Le canevas est donc assez classique, et le charme de la pièce repose d'abord sur des personnages hauts en couleur et des dialogues savoureux. Ronan Rivière nous offre avec cette « Foire de Madrid » un spectacle complet : sept comédiens sur scène, et un pianiste interprétant les mélodies de Manuel de Falla, un très beau décor, et une mise en scène très efficace. Le rythme est soutenu, et les bons mots fusent à chaque instant. On ne s'ennuie pas une seconde. Un magnifique spectacle, pour tout public, à savourer à la fraîche dans ce très chaleureux Théâtre du Balcon. Un coup de cœur de Libre Théâtre.

Un couple de bourgeois vient de mettre la dernière touche à la décoration d'un nid d'amour conçu comme le chef d'œuvre venant couronner leur succès. Ils ont invité un unique ami pour attester de leur triomphe. Cette pendaison de crémaillère aux allures de vernissage à huis-clos va tourner peu à peu au procès de ce témoin qui n'a rien demandé, et qui se voit reprocher sa médiocrité en tant qu'artiste raté. Écrite par Václav Havel dans les années 70 en pleine dictature communiste, cette pièce n'a pas pris une ride en raison de l'universalité de son propos. Si comme dit la fable de La Fontaine "tout flatteur vit aux dépens de celui qui l'écoute", à l'inverse, tout arriviste dépend de la bonne volonté du faire-valoir invité à applaudir sa réussite supposée. Et l'indifférence devient alors une arme fatale... Une courte pièce à la dramaturgie implacable. À ne pas manquer.

La tortue et le limaçon sont-ils le même animal ? Un vieux couple aigri vivant en huis-clos se saisit de cette question pour une confrontation absurde leur servant de prétexte à s'entredéchirer... tandis qu'au-dehors la guerre fait rage. Comme la tortue et le limaçon, ces deux personnages mal assortis ont en commun la faculté, ou le travers, de se recroqueviller qui dans sa carapace et qui dans sa coquille pour échapper à la réalité terrifiante qui les entoure. L'une des originalités de cette mise en scène, par ailleurs très créative et très esthétique, est de faire incarner ces deux personnages antagoniques par trois comédiens (dont une comédienne), afin de souligner que ce qui se joue là dans cette joute oratoire est moins une querelle de couple qu'un dérapage linguistique, sémantique et symbolique. Un parti-pris que ce maître de l'absurde qu'est Ionesco n'aurait sans doute pas désapprouvé. Un beau spectacle, donc, qui permet de découvrir ou de redécouvrir une œuvre moins connue de Ionesco. À ne pas manquer.

Pourquoi l’histoire du Titanic, qui n’est somme toute qu’un tragique

Formica de Fabcaro

Adaptée d'un roman graphique de Fabcaro, cette tragi-comédie loufoque a pour sujet l'ennui mortel (ici au sens propre) des déjeuners dominicaux en famille. Qui n'a jamais fait l'expérience de l'absurdité de ces propos anodins qu'on se sent obligés d'échanger dans ces circonstances afin d'éviter que s'installe un silence qui deviendrait vite embarrassant... et qui laisserait libre cours à une hostilité latente d'ordinaire sagement refoulée ? Les linguistes appellent cela la fonction phatique de la communication : parler pour ne rien dire juste pour s'assurer que le courant passe et qu'on est bien ensemble. Mais quand on n'a vraiment plus rien à dire, et que le verbiage quotidien n'est plus là pour empêcher le passage à l'acte, la situation peut vite devenir explosive. Le silence est une bombe à retardement que seul une explosion de rire peut désamorcer... Un spectacle d'une drôlerie cruelle sur le non-sens de la socialité, servi par une mise en scène très burlesque. À ne pas manquer.

Allende On connaît tous (plus ou moins bien) les moments clefs de la tragédie qui marqua à jamais l'histoire moderne du Chili : l'élection d'Allende, le coup d'état de Pinochet, la terrible répression qui s'ensuivit, l'exil forcé de milliers de Chiliens, le référendum qui mit progressivement fin à la dictature... et très récemment le rejet de celui qui devait débarrasser le pays de la constitution imposé par le dictateur, qui reste donc à ce jour en vigueur, le projet de nouvelle constitution ayant été visiblement jugé trop progressiste par les électeurs, notamment en ce qui concerne les droits LGBT. Et c'est d'ailleurs une des originalités de ce spectacle fort et émouvant, en forme de cabaret très culotté et parfois même très déculotté, que mettre en lumière le sort tragique des minorités sexuelles, dont la cause est généralement pour le moins oubliée par toutes les révolutions qui devraient pourtant s'attacher à promouvoir toutes les formes de liberté, sans exclusive. Le spectacle est en espagnol, sur-titré en français. Il est inclus notamment des vidéos d'archives, des extraits de discours, ou encore les chansons mythiques qui ont rythmé cette histoire mouvementée de la dictature au Chili, qui bien sûr trouve encore des résonances aujourd'hui. Un spectacle nécessaire, à ne pas manquer donc.

Comment, par une imposture littéraire élevée au rang d'une éthique artistique, un poème écrit en français par un Suisse, est-il devenu en espagnol l'hymne de la résistance à la dictature au Chili ? Pour le savoir, courez voir ce spectacle en forme d'enquête presque policière et de quête absolument existentielle. Et si au-delà des egos parfois surdimensionnés, l'auteur d'une œuvre n'était finalement que le porte-parole de tous les êtres humains avec qui il fait société ? Si nous sommes tous plus ou moins des poètes, nous sommes donc tous un peu Juan Luis Martínez ou Jean-Louis Martinez, nous parlons tous la langue des hommes, nous sommes citoyens de la Terre et nous habitons tous entre autres Valparaiso. Une histoire tout à fait invraisemblable mais rigoureusement authentique, racontée dans un spectacle à suspense, qui donne à réfléchir tout en étant à la fois émouvant et très drôle. Un vrai coup de cœur de Libre Théâtre. Pensez néanmoins à réserver car sans aucune affiche, le bouche-à-oreille fonctionnant déjà à plein, ce spectacle est déjà souvent complet.

La Compagnie Tangente nous invite à redécouvrir l'une des œuvres emblématiques de Roland Dubillard, écrite en 1971, et qualifiée par l'auteur de "cauchemar comique". Il est bien sûr difficile, et il serait surtout vain, d'en résumer l'intrigue. Disons seulement que la pièce met en scène la confrontation d'un jeune couple de propriétaires avec un autre couple plus âgé à qui par nécessité ils ont loué leur "villa" de bord de mer... envahie par les moustiques et qui prend l'eau de partout. Ce faisant, se seraient-ils aussi vendus corps et âmes à ces intrus très envahissants ? Un sujet qui en lui-même semble étrangement moderne à l'époque où un peu partout dans nos villes, et singulièrement à Avignon pendant le festival, fleurissent les locations entre particuliers, chaque propriétaire étant susceptible d'inviter un inconnu à dormir dans son lit moyennant finance. Cette tragi-comédie aux accents absurdes, symboliques et surréalistes est interprétée par quatre comédiens d'exception : Maria Machado, qui fonda la Compagnie Tangente avec Roland Dubillard, Samuel Mercer, qui la dirige aujourd'hui, Denis Lavant, et Nèle Lavant. Autant dire qu'on est au plus près de la famille théâtrale de ce grand dramaturge. La mise en scène, très esthétique, est de Frank Hoffmann. Si tous les comédiens sont excellents, on se permettra de souligner une nouvelle fois l'extraordinaire performance de Denis Lavant, ici dans le registre d'un comique grinçant. À une époque où la prétendue nouveauté, au théâtre, est devenue un prérequis labellisable, on constate avec ce spectacle que lorsqu'elle ne cède pas à la mode, la modernité d'hier reste éternellement d'actualité. Quant à cet enfant terrible du théâtre et du cinéma français qu'est Denis Lavant, il nous prouve à nouveau que la jeunesse n'est pas une question d'âge. Un vrai coup de cœur de Libre Théâtre.

Au crépuscule de sa vie, Nioukhine convie son auditoire à une conférence tragi-comique, qui servira surtout de prétexte à ce pauvre homme pour faire un bilan désabusé de son existence absurde, en se plaignant de ce que ce long naufrage doit à son mariage, et en particulier à sa mégère de femme qu'il n'est jamais parvenu à apprivoiser. Avec cette habile adaptation du monologue de Tchekhov "Les Méfaits du tabac", Alain Payen nous transporte dans la Russie de la toute fin du XIXème siècle. Il fallait le merveilleux talent de ce conteur hors pair pour rendre avec une telle saveur la langue truculente de Tchekhov, et donner vie à ce personnage pathétique de petit bourgeois russe, et à cet univers déliquescent qui disparaîtra bientôt avec la révolution de 1917. Un spectacle à ne pas manquer.

Avec InKarnè, parle-t-on d’un spectacle de marionnettes ou d’un spectacle sur la marionnette ? Cette performance, en effet, ne nous donne pas à voir un mannequin humanisé, animé par un manipulateur en retrait. Nous assistons au contraire à un corps à corps entre le manipulateur et sa marionnette, entre l’esprit et le corps, et en l’occurrence entre une danseuse et sa propre enveloppe charnelle. Comme dans la langue, le signifiant est inséparablement lié au signifié pour produire un signe, le corps de la danseuse est indissociable de son esprit pour produire ce moment de grâce, de sensualité et de sens qu’est la danse. Chacun, bien sûr, sera libre d’interpréter à sa manière ce magnifique spectacle, esthétique et poétique. Quoi qu’il en soit, avec InKarnè, la Compagnie Deraïdenz nous suggère, plutôt que de nous perdre corps et âme dans un douloureux combat avec nous-même, de retrouver la joie de danser notre propre vie en réconciliant le matériel et le spirituel. Pour recouvrer l’espace d’un instant cette fluidité jubilatoire du mouvement qui nous affranchit de la pesanteur de notre humaine condition tragi-comique. Un spectacle d’une rare intensité, à ne manquer sous aucun prétexte.

Loin de l’argument du conte ayant inspiré le ballet originel de Stravinsky, mais en cohérence avec lui, Edouard Hue nous propose une interprétation très psychanalytique de ce récit initiatique, la quête de l’Oiseau de Feu devenant une quête existentielle. Il met pour cela en œuvre l’opposition plastique entre les ténèbres et la lumière, et celle du noir et de la couleur, pour symboliser le passage de l’inconscient à la conscience, et le surgissement progressif de l’identité au milieu de l’indistinction collective. Au centre de ce récit d’émergence de l’identité à travers celle de la conscience, un être à la fois unique et très ordinaire se meut avec difficulté, tantôt entravé et tantôt porté par les forces obscures qui l’entourent, à la fois démons et anges gardiens. De cette noirceur surgit parfois un bleu foncé moins profond que le noir, avant l’apparition fantastique et fugace de la couleur sous la forme d’un voile multicolore. Au final, l’avénement de l’identité chez cet être en devenir semble réveiller en lui la mémoire de ceux qui l’ont précédé et la prémonition de ceux qui le suivront dans ce voyage mythique de l’inconscient vers la conscience collective. Un ballet très graphique et d’une grande portée symbolique.

Comme Claude Nougaro ou Nino Ferrer avant elle, Caroline Devismes rêve d’être une chanteuse black. Et par un miracle dont on ne vous révélera pas la nature afin de ne pas divulgâcher le spectacle, elle va le devenir… ou presque. Accompagnée aux claviers et à la batterie par ses deux complices Alex Anglio et Mehdi Bourayou, aspirant eux aussi avec plus ou moins de succès à être afro-américains, elle nous livre un numéro étonnant, tenant à la fois du one-woman-show à trois et de la comédie musicale en solo. Ce diable de femme sait tout faire : chanter, danser, jouer la comédie… Un spectacle complet, donc, porté par une comédienne attachante et souvent émouvante, alliant sincérité et auto-dérision pour nous raconter ce destin extraordinaire de femme et d’artiste. Attention, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être fortuite. On ne vous en dit pas plus… Courez voir ce spectacle presqu’afro-américain, mais où les aficionados reconnaîtront aussi l’inimitable Le Douarec’s touch ! Un véritable coup de cœur de Libre Théâtre.

Cela commence comme du théâtre dans le théâtre. Une troupe répète un spectacle sur la création et le destin à la fois tragique et héroïque de la ville ouvrière de Malakoff. En cinq épisodes, ces six comédiens aux talents multiples vont nous raconter, comme souvent au théâtre justement, la grande Histoire à travers la petite. Car derrière les quelques grands hommes qui laisseront leurs noms dans les livres pour avoir marqué leur époque, et qui pour certains entreront au Panthéon, il y a des cohortes de héros et (singulièrement) d’héroïnes ordinaires sans qui rien de tout cela n’aurait été possible.

« Caligula », un questionnement très noir sur la notion de liberté Lorsque le théâtre sonde les profondeurs les plus obscures de l’âme humaine, et qu’il le fait dans une langue sans fioritures, il s’inscrit forcément dans l’éternité. Camus fait déjà partie des classiques, et son théâtre restera à jamais indémodable. Avec Caligula, Camus nous parle de liberté, mais une liberté qui serait avant tout un affranchissement de toutes les règles morales imposées par les hommes et par Dieu. La liberté mégalomaniaque de Caligula c’est, élevée à la dimension de la société toute entière, celle que s’octroie le criminel dans son délire de toute puissance. Comment un tyran, doté d’un pouvoir absolu, ne serait-il pas tenté de se prendre pour Dieu… ou pour le diable ? Aucun manichéisme, cependant, dans la pièce de Camus. Car cette quête absolue de liberté, même dans le refus de l’humanité elle-même, reste absolument humaine. Et les forces qui s’opposent à cette tyrannie d’un seul ne sont pas non plus exemptes d’hypocrisie. Mais chacun est libre de se faire sa propre opinion sur le sens de la pièce. Le propos de Camus est complexe, et c’est ce qui en fait tout l’intérêt. Avec ce Caligula, la Compagnie des Perspectives nous offre un spectacle totalement réussi. La mise en scène est très épurée. Le décor modulable se réduit à quelques cubes magnifiés par des lumières d’une extrême précision. Les comédiens s’emparent tous avec talent de leurs personnages, et leur diction est parfaite. C’est grâce à cette mise en scène qui par sa pertinence parvient à se faire oublier, que cette compagnie nous fait entendre comme jamais les mots de Camus. À ne manquer sous aucun prétexte. Un vrai coup de cœur de Libre Théâtre.

Roland Dubillard a tenu toute sa vie un journal de bord. De ces « Carnets en marge », Maria Machado et Charlotte Escamez ont tiré un dialogue entre le jeune homme qui initia ce journal et l’homme mûr voire le vieillard qui l’acheva sur la fin de sa vie. Il en résulte un texte savoureux fait de réflexions sur la vie en général et sur la création artistique en particulier. Sans oublier un dantesque récit érotico-macabre à mourir de rire. Car ce spectacle, au-delà de sa dimension philosophique, ne manque pas d’humour. Sommes-nous le fils de l’enfant que nous fûmes, qui nous engendra, et qui en quelque sorte avec le temps nous laisse orphelin ? Ou bien, à la fin de notre vie, devenons-nous le père de cet enfant disparu dont nous avions la responsabilité ? Avec « Je ne suis pas de moi », le célèbre dramaturge, dans une schizophrénie jubilatoire, semble renier cette paternité existentielle dans une quête impossible de liberté. Cet étonnant spectacle est porté par deux immenses comédiens, Denis Lavant et Samuel Mercer, incarnant les deux protagonistes de cette confrontation dialectique et existentielle. Par le verbe et le geste, ces deux interprètes d’exception expriment à la perfection l’incroyable vitalité artistique qui anima pendant toute sa vie Roland Dubillard. Pour finir, on se permettra de rendre un hommage tout particulier à Denis Lavant, véritable trésor national de la scène française. Le voir sur les planches est toujours, quelle que soit la pièce, un événement en soi.

Au théâtre, un seul en scène ne peut tenir ses promesses qu'en s'appuyant sur un texte extraordinaire et un comédien d'exception, surtout quand ce texte n'a pas été écrit à l'origine pour la scène. Ces deux conditions sont parfaitement remplies avec ce spectacle. Fort heureusement, les nouvelles de Maupassant sont déjà extrêmement scénarisées et très dialoguées dans leur version littéraire originelle, ce qui explique qu'elles aient été aussi souvent adaptées à l'écran et au théâtre. En quelques mots, Maupassant fait surgir sur le plateau vide des images, des sons, des odeurs... Il nous brosse le portrait d'une galerie de personnages truculents : paysans normands, notables de province, petits bourgeois de la capitale.... Avec pour fil rouge le destin d'un juge de paix, depuis ses débuts en Normandie jusqu'à sa consécration à Versailles, Flagrant déni nous raconte une série d'affaires judiciaires tragi-comiques, comme les tribunaux en voient tant, mais qui ne prennent toutes leurs saveurs que sous la plume d'un immense écrivain quand son texte est interprété par un grand comédien. Alain Payen se démultiplie en incarnant tous les rôles, et parvient à leur donner vie sous nos yeux par quelques mimiques, en jouant à merveille de la façon de parler et des accents des personnages très nombreux et très divers qu'il interprète. Chacun des prévenus ressortira libre du tribunal après s'être expliqué de plus ou moins bonne foi sur ses forfaits aussi pathétiques que drôlatiques. Le juge, lui, finira vieux garçon, sur un malentendu avec un amour de jeunesse. Un très beau spectacle.

L’incroyable histoire d’Alan Turing a été popularisée au cinéma par le film Imitation Game. Pour porter à la scène ce personnage de savant forcément un peu fou, il fallait un dramaturge et un comédien exceptionnel. C’est bien le cas avec Benoît Solès, qui a écrit le texte de ce spectacle et qui interprète aussi le rôle principal. Cette pièce, qui précisons-le ne doit rien au film, nous raconte à travers quelques épisodes de sa vie, le destin à la fois héroïque et tragique de ce professeur de mathématiques qui, pendant la dernière guerre, permit aux services secrets britanniques de percer le secret des messages codés allemands, et ainsi de contribuer à la victoire, tout en épargnant bien des vies. Tout cela dans la plus stricte confidentialité, secret d’état oblige, et avant d’être condamné par ce même État pour homosexualité, à une époque pas si lointaine où en Europe, l’homosexualité était encore un délit passible de prison. Il fallait une belle virtuosité et beaucoup de délicatesse pour incarner sur la scène ce personnage hors norme, dans tous les sens du terme, en s’appuyant sur ses faiblesses pour le rendre attachant et souvent très drôle, tout en soulignant sa dimension tragiquement humaine. Finalement Alan Turing, en refusant de mentir au juge pour échapper à une condamnation, sera victime de cette même vérité que toute sa vie il tenta de traquer, en perçant le secret non seulement des codes ennemis, mais aussi celui de l’univers, afin de tenter de lui donner un sens. Il n’y parviendra évidemment pas, mais il contribuera, pour le meilleur et pour le pire, à inventer… l’ordinateur. Pour faire un bon spectacle, il faut tout simplement une bonne histoire, bien racontée, et superbement interprétée. Ne passez pas à côté de la Machine de Turing. Un coup de cœur de Libre Théâtre.

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