Ayant finalement réussi à échapper à cette partie carrée avec un bossu et une sourde-muette, nous quittons le Kosovo pour rejoindre Istamboul, puis Athènes. Avec ce voyage en train et en bus, nous remontons le temps. J’ai quitté le Nouveau Monde quelques semaines plus tôt pour renouer avec la vieille Europe. En quittant Paris, je laisse derrière moi la modernité, et en Yougoslavie, nous traversons un pays au bord de l’éclatement et un monde communiste à bout de souffle qui appartient déjà à l’Histoire. À Istamboul nous sommes aux sources de l’Empire Ottoman, et à Athènes aux sources de la civilisation européenne. Il ne nous reste plus qu’à remonter jusqu’aux sources de la civilisation tout court, en remontant le cours du Nil. Pour ne pas rompre le charme, je préférerais rejoindre l’Égypte depuis Athènes en bateau. Mais il n’y a pas de liaison directe. Je me résigne à prendre l’avion pour le Caire.
Dès l’arrivée à l’aéroport, on prend clairement conscience, à travers tous ses sens, qu’on a changé de continent. Un monde inconnu, excitant mais potentiellement dangereux, s’ouvre devant nous. Il est déjà tard, et bien entendu nous ne savons même pas où nous allons dormir. Je hèle un taxi et je lui demande de nous déposer dans un hôtel en ville. Évidemment, le chauffeur a un cousin qui tient l’hôtel le plus confortable, le mieux situé et le meilleur marché du Caire. Un cousin avec lequel on suppose qu’il est en affaires à la commission.
Il y a de la musique arabe à la radio. Nada, intriguée, me demande si je connais cette chanteuse. Comme je n’en connais qu’une, pour l’impressionner, je lui réponds comme si c’était une évidence et que je me moquais gentiment de son ignorance : mais c’est Oum Kalsoum ! Le Caire nid d’espions ne sortira qu’une vingtaine d’années plus tard, mais je cultive déjà mon style OSS 117. Si elle m’avait posé la même question à propos d’un air d’opéra, je lui aurais répondu la Callas.
J’avais une chance sur deux, et j’ai de la chance. C’est bien la diva égyptienne, et je viens de me faire un copain. Le chauffeur est aux anges. Vous connaissez Oum Kalsoum ? Histoire de pousser encore un peu mon avantage, je lui réponds que bien sûr, tout le monde la connaît et l’admire. Apparemment, ce n’est pas le cas de tous les Occidentaux qu’il transporte dans son taxi, car nous passons soudain du statut de simples touristes à celui d’amis du peuple égyptien. Du coup, au lieu de nous amener à l’hôtel de son présumé cousin, il nous propose de venir prendre le thé chez lui pour nous présenter toute sa famille et nous montrer sa collection de disques. Je décline aimablement cette invitation. Il n’y a pas un quart d’heure que nous sommes arrivés en Afrique, on va peut-être attendre un peu avant de sortir des chemins battus pour leur préférer les chemins de traverse.
L’hôtel est correct. Il donne sur un cimetière qui a des allures de bidonville, à moins que ce ne soit l’inverse. J’apprendrai plus tard que les plus pauvres des Égyptiens n’ont pas d’autres choix que de vivre avec les morts. Nous entendons l’appel du muezzine. Oui, décidément, nous sommes ailleurs.
Le lendemain nous visitons Le Caire au pas de charge. Le tourisme, c’est toujours un peu une perte de temps. Moins encore qu’au Kosovo, nous ne passons inaperçus. Surtout Nada. Pour les Égyptiens, sa blondeur et sa blancheur représentent le summum de l’exotisme occidental. Heureusement sa beauté n’est pas de celle qui attire les commentaires grivois. Les femmes comme les hommes se retournent sur nous en gloussant. J’imagine qu’ils nous voient un peu comme des albinos. Cette fois, les freaks, c’est nous. À moins qu’ils nous prennent pour des stars de cinéma, puisque des gens aussi blancs, ils n’en voient que dans les films.
À la banque, pour changer de l’argent, on nous offre le thé. Et on nous invitera même à un mariage à Alexandrie simplement parce que nous passons devant la porte du restaurant à ce moment-là. La sympathie pour les étrangers a cependant ses limites. À Alexandrie, justement, on refusera de nous donner une chambre dans un hôtel un peu à cheval sur les principes de l’Islam parce que nous ne sommes pas mariés.
Après Alexandrie, mon projet est de descendre le Nil aussi loin que possible. Cependant, en regardant la carte pour décider de notre prochaine étape, un nom attire mon regard : Ismaïlia. À quinze ans, je dévorais les romans de Pierre Benoît. Lunegarde et son exotisme de pacotille me reviennent soudain à l’esprit. Nous ferons le détour par Ismaïlia, sur le Canal de Suez. Une ville qui, malgré son nom romanesque, ne présente absolument aucun intérêt, et dont il n’est même pas sûr que Pierre Benoît y ait jamais mis les pieds. Combien de détours aurais-je fait dans ma vie pour comprendre enfin que la fiction dépasse toujours la réalité ?
Écrire sa vie, une auto-fiction graphique de Jean-Pierre Martinez