Tant qu’à mourir, autant que ce soit au bord de la mer. Après une courte étape à Zagreb, capitale croate sans charme particulier de la toujours communiste Yougoslavie de Tito, je poursuis en train jusqu’à Rijeka, la ville maritime la plus proche accessible par la voie ferrée. Rijeka n’est pas vraiment une destination touristique ou balnéaire. C’est avant tout un port et un chantier naval. Peu importe. La plage, c’est comme l’amour, c’est déjà parfois ennuyeux à plusieurs, mais alors tout seul, c’est carrément pathétique.
Comme je voyage généralement de nuit, pour économiser l’hôtel et ne pas trop m’ennuyer dans le train, j’arrive à Rijeka le matin. Le centre-ville n’est pas désagréable, avec ses petits immeubles peints et ses façades à moulures dans le style baroque viennois. Mais côté viennoiseries, ça s’arrête là. Les cafés sont plutôt austères et ne servent qu’un imbuvable jus de chaussette. Les magasins, quand on les trouve, s’avèrent achalandés avec d’improbables produits de marque locale ou en provenance des pays communistes amis, emballés dans des packagings aussi étranges que rébarbatifs. Un objet de curiosité et d’émerveillement pour le spécialiste de la communication publicitaire que je suis.
On est samedi. Je ne me vois pas passer la soirée tout seul dans ma chambre d’hôtel. Mais comment savoir où la jeunesse du coin se rassemble le samedi soir dans une ville où les enseignes, symboles d’un capitalisme abhorré, n’existent pas ? Aucune boîte à l’horizon. Pas même un simple bar de nuit. Pourtant, ces jeunes filles que je vois passer dans la rue, bien sapées et lourdement maquillées, vont à l’évidence quelque part. Mais où ? Je ne vois qu’une solution pour le savoir. J’en repère deux et je les suis discrètement. Pas dans l’idée de draguer ces deux-là en particulier, mais juste pour savoir où il pourrait bien y en avoir d’autres.
Trois rues plus loin, elles descendent quelques marches pour entrer dans un local en sous-sol. De fait, aucun panneau ne laisse soupçonner l’existence d’un établissement nocturne à cet endroit. Discothèque, maison de jeunes, soirée privée ? Impossible de le savoir sans essayer d’entrer. Je dois être le seul touriste en ville, je ne parle pas un mot de croate, et pas beaucoup mieux l’anglais, mais que faire ? Je ne suis pas arrivé jusqu’ici pour rebrousser chemin et rentrer à l’hôtel.
Les filles entrent. Il y a un jeune homme à l’entrée. Je ne sais pas si c’est pour vendre des billets ou pour refouler les inconnus comme moi. Qu’est-ce que je risque ? J’ai l’habitude, je me suis toujours fait virer de toutes les boîtes à Paris parce que je n’étais pas accompagné. Je m’avance vers le type, et je bredouille quelque chose. Il a l’air un peu étonné mais me laisser entrer sans problème.
C’est en effet une sorte de boîte, très petite, avec néanmoins une piste de danse au milieu. Je vais au bar, je commande un verre, et j’observe. Ils ont tous entre vingt et trente ans, et tout le monde a l’air de se connaître. Moi je ne connais personne, évidemment, et personne ne me connaît. Pas évident d’engager la conversation, même avec le barman. Pourtant l’ambiance est bon enfant. Les gens sont un peu intrigués par ma présence, mais plutôt curieux et amusés qu’hostiles.
Je ne sais plus où sont passées les filles que j’ai suivies et je m’en fous. Je commence à me demander ce que je fais là quand, dans une lumière un peu irréelle, je vois soudain une créature descendre les escaliers qui mènent à cette sorte de cave. En contreplongée, elle semble plutôt grande et elle est très mince. Elle a de long cheveux blonds cendrés et légèrement frisés. Elle n’est presque pas maquillée, mais deux traits noirs rendent encore plus dangereux ses yeux revolvers. Elle jette un regard un peu perdu sur l’assistance, en plissant légèrement ses yeux bleu-vert, ce qui ajoute à leur magnétisme. J’apprendrai plus tard que c’est parce qu’elle est un peu myope. Enfin, elle reconnaît quelques amis, les rejoint et se met à bavarder joyeusement avec eux. Je suis un peu rassuré, quoi que toujours très intimidé. Au moins, la fille aux yeux menthe à l’eau n’a pas l’air du tout mégalo.
Je suis toujours accoudé au bar et je la regarde, fasciné. Elle m’aperçoit et je vois bien que je l’intrigue. Je dois être le seul qu’elle ne connaît pas dans cette boîte, et on voit tout de suite que je ne suis pas du coin. Une fois de plus, je ne suis pas à ma place. Et c’est justement dans ces moments-là où je me sens le plus vivant. Je n’aurais que la piste à traverser. Mais pour proférer quelle banalité ? Et en quelle langue ? Je suis tétanisé, mais je sais que si je ne franchis pas ces quelques mètres pour aller lui parler, je m’en voudrai toute ma vie. J’ai traversé la moitié de l’Europe pour arriver jusqu’à cet endroit. On a réussi à me convaincre de m’éloigner d’une explosion nucléaire, mais je ne renoncerai pas à m’approcher de cette bombe. Je me lève de mon siège et, ayant renoncé à préparer une phrase toute faite, je me dirige vers elle, ne sachant pas du tout ce que je vais lui dire, et encore moins si elle va daigner m’écouter. Les deux secondes les plus longues de ma vie…
Écrire sa vie, une auto-fiction graphique de Jean-Pierre Martinez