En attendant, j’ai besoin de vacances. À plus de trente ans, faute de temps et surtout d’argent, j’ai très peu voyagé. L’Espagne avec mes parents. L’Espagne encore avec des copains. L’Espagne toujours, pour le boulot. Quelques brefs séjours à Londres, comme tout le monde. Pour la première fois de ma vie, j’ai des congés payés à prendre. Je décide de partir seul, en train, pour deux semaines.
Quelques mois auparavant, j’ai rencontré une Roumaine, élève de Greimas elle aussi. Elle est architecte. Elle a un accent adorable. Elle ressemble plus à une matriochka qu’à une poupée russe, mais quoi qu’il en soit, on dirait qu’il y en a d’autres à l’intérieur. Bref, c’est compliqué. Notre aventure sera sans lendemain. Elle a déjà un mec, elle ne veut pas le quitter, et je n’insiste pas trop pour qu’elle le fasse. Nous restons cependant amis. Elle a encore toute sa famille en Roumanie, et elle me suggère d’y aller. Comme je suis très influençable, j’achète aussitôt un billet de train pour Bucarest. Espère-t-elle que finalement, j’irai demander sa main à ses parents ?
Nous sommes le 26 avril 1986. Je dois prendre un train-couchettes ce soir-là pour entamer mon périple jusqu’à Bucarest. Le matin-même, j’écoute la radio. La nouvelle vient de tomber. Explosion nucléaire à Tchernobyl. Tchernobyl, c’est à 2500 kilomètres de Paris, et comme chacun sait, les autorités françaises refuseront le visa d’entrée sur notre territoire au nuage nucléaire. Bucarest, en revanche, n’est qu’à 900 kilomètres de l’explosion, et il n’est pas sûr que la Roumanie de Ceausescu ait comme nous la capacité de refouler ce vent de mort soufflé par le grand frère soviétique.
Mon billet de train n’est pas remboursable. Je décide de partir quand même. Je dois faire étape en Autriche, on verra bien comment évolue la situation. Arrivé à Vienne, au petit matin, les informations sont de moins en moins claires et de plus en plus alarmantes en ce qui concerne cette explosion nucléaire à bas bruit, invisible et indolore mais potentiellement mortifère. Sur le trajet, qui me conduit en ligne droite juste au-dessous de l’épicentre de l’explosion, Vienne est la dernière étape située du bon côté du mur de Berlin qui, faut-il le rappeler, est toujours debout à ce moment-là. Déjà qu’à l’Ouest, les informations sur cette catastrophe sont plus que sujettes à caution, alors à l’Est…
Je décide de poursuivre malgré tout jusqu’à Budapest, qui ne se trouve qu’à 250 kilomètres de Vienne. La Hongrie, ce n’est pas encore tout à fait le Bloc Soviétique. II sera toujours temps de rebrousser chemin si les choses tournent vraiment mal. Car à Budapest, je ne serai déjà plus qu’à 1100 kilomètres de cette centrale qui vient d’entrer en fusion. Je reprends donc le train pour Budapest.
J’adore les voyages en train. Ce moment où vous entrez dans le compartiment et où vous apercevez les quelques inconnus avec qui vous allez passer de longues heures. Un simple bonjour ou un signe de tête pour les saluer en arrivant, avant de s’asseoir. Puis ce silence un peu gêné, avec la certitude qu’au bout de quelques instants, l’ennui s’installant déjà, on échangera quelques mots polis, et plus si affinités.
Il y a là entre autres un Chinois et une Autrichienne. Lui est pianiste. Plutôt bavard, il ne s’embarrasse pas trop de préliminaires. Je ne sais plus trop pourquoi il va à Budapest, mais ce qui est sûr c’est qu’il n’a pas de plan logement là-bas, qu’il n’hésite pas à le faire savoir dans un anglais assez approximatif, et qu’il ne se gêne pas pour demander à l’Autrichienne, qui a des attaches dans la capitale hongroise, si elle pourrait l’héberger. Elle trouve un prétexte quelconque pour se défiler.
Je n’ai pas réservé d’hôtel non plus. Je préfère improviser. Et je m’en tiens avec l’Autrichienne à des sujets de conversation désintéressés, concernant nos activités respectives. Elle est peintre, ou en tout cas étudiante aux Beaux-Arts. Je n’en saurai pas beaucoup plus, car le voyage entre Vienne et Budapest n’est pas si long, et le Chinois monopolise la conversation.
À la descente du train, l’Autrichienne prend avec soulagement congé de ce Chinois un peu trop collant. Nous marchons ensemble vers la sortie. Je lui demande si elle a un hôtel à me recommander. Une façon discrète de lui faire savoir que je ne sais pas où aller. Elle me propose aussitôt de l’accompagner chez l’ami qui l’héberge pendant ses nombreux séjours à Budapest, un type qui travaille dans la publicité.
Je ne verrai à peu près rien de Budapest, car les Hongrois sont d’autant plus inquiets qu’ils se savent mal informés. Ils ne sortent pas de chez eux, ne bouffent que des conserves, et sont pendus à la radio jour et nuit pour écouter ce qu’ils savent être le discours officiel pour ne pas dire la voix de Moscou.
J’ai avec eux des échanges très intéressants. Je travaille avec les plus grands publicitaires français. La publicité en Hongrie est encore balbutiante. J’en suis déjà à envisager de m’installer à Budapest pour monter une agence dans ce pays où tout est à faire. C’est le Hongrois qui me ramène à la réalité, en me sermonnant gentiment. S’il est là, à Budapest, comme tous ses autres compatriotes, c’est parce qu’il ne peut pas partir pour fuir ce nuage nucléaire soviétique qui menace de les exterminer. Nous sommes peut-être tous en train de mourir, sans le savoir. Et toi, qui as un passeport français, non seulement tu es venu là de ton propre gré, mais tu envisages de te rapprocher encore plus de Tchernobyl en poursuivant ton voyage jusqu’à la Roumanie, qui accessoirement est l’une des pires dictatures d’Europe de l’Est.
Je suis un peu gêné, je l’avoue. La crainte d’être indécent plutôt que la peur de mourir me convainc finalement de modifier la trajectoire de mon voyage. Je décide donc de quitter Budapest. À la gare, je regarde les trains en partance pour savoir lequel part en premier. Va pour Zagreb. La Yougoslavie, c’est toujours le monde communiste, mais au moins ça m’éloigne un peu de Tchernobyl.
Écrire sa vie, une auto-fiction graphique de Jean-Pierre Martinez