Avec Jean-Marie Floch, chez Ipsos, je réaliserai en quelques années une centaine d’études sémiologiques sur les sujets les plus divers, allant de la politique à l’alimentaire, de la presse à l’automobile, de l’industrie du luxe à l’industrie de l’armement… Ces études très stratégiques nous sont le plus souvent directement confiées par Jean-Marc Lech et Didier Truchot, très proches de tous les cercles du pouvoir politique et économique de l’époque. Nous n’avons donc pas à faire de commercial pour vendre nos services. Nous intervenons à la demande des grands patrons, et c’est le plus souvent devant eux que nous présentons nos analyses. Même si nos prestations sont très chères, nous ne générons guère de bénéfices, car le temps passé sur chacune de nos études est considérable et, contrairement à ce qui se passe dans le domaine des études quantitatives, il n’y a aucune délégation et aucune mécanisation possible. Cependant, le fait de pouvoir proposer des analyses sémiotiques est valorisant pour Ipsos. Depuis Barthes, la sémiologie jouit et pâtit à la fois de l’image d’une discipline assez complexe et très mystérieuse, voire fumeuse. Mais elle fascine. Abreuvés de chiffres chaque jour, les décideurs se rendent bien compte que les études quantitatives ne sont pas la réponse à tout, surtout lorsqu’il s’agit des problématiques les plus délicates tenant à l’image de la marque et de l’entreprise.
Et puis l’entreprise, justement, même si elle est généralement dirigée par des hommes de marketing issus des grandes écoles commerciales, garde une certaine curiosité à la fois respectueuse et un peu moqueuse pour le monde universitaire. Comme le roi a besoin de son bouffon, le PDG sait que de temps à autre, un regard indépendant voire légèrement impertinent, et un point de vue original et décalé, pourront renouveler un peu la vision que lui renvoient ses courtisans à longueur d’années. En tant que chercheur, néanmoins très familier des problématiques de la communication publicitaire, Jean-Marie Floch n’a aucun mal à séduire les plus curieux de ces hommes de marketing. Il est brillant. Il a de l’humour. Il est attentif et attentionné avec tout le monde, de la secrétaire au PDG. Il sait se montrer pédagogue tout en ayant toujours l’air d’en savoir beaucoup plus que ce que son auditoire serait en mesure de comprendre. Pour moi, travailler avec lui est tout simplement un rêve. Même s’il est mon directeur et moi son chargé d’études, il me considère si ce n’est comme un égal du moins comme un jeune frère encore mal dégrossi et un peu turbulent. Jamais il ne me donnera un ordre. Dès le début, alors que j’ai beaucoup moins d’expérience que lui, nous nous partageons le travail. Il fait ses études, moi les miennes, et en cours de route, nous échangeons sur nos premiers résultats, les difficultés que nous rencontrons et nos doutes. Pour reprendre une de ses expressions favorites, nous nous servons réciproquement de sparring partner, comme les boxeurs à l’entraînement. Il critique mes analyses ou les complète. Je critique les siennes et lui fais des suggestions, qu’il intègre presque toujours. Nous discutons, voire nous nous opposons, bruyamment parfois. Mais nous devons bien reconnaître que nous sommes complémentaires. Il en sait beaucoup plus que moi en sémiotique, j’en sais un peu plus que lui en marketing. Il a tendance à produire des analyses un peu trop subtiles, parfois difficilement compréhensibles pour les non-initiés. Je le ramène à plus de simplicité, en m’efforçant aussi de rendre ses recommandations plus opérationnelles. Il corrige mes erreurs. Mes fautes d’orthographe, parfois.
Jean-Marie Floch est pour moi bien plus qu’un maître, et je suis pour lui bien davantage qu’un assistant. On ne se quitte pas ou très peu. Nous profitons souvent de la pause déjeuner pour aller visiter au pas de charge, car Jean-Marie est un montagnard, des expositions de peinture ou de photographie au Grand Palais ou à Beaubourg. C’est un spécialiste de la sémiotique visuelle, et un grand connaisseur dans ces deux domaines. Il est d’ailleurs aussi photographe, et il dessine très bien.
Le mercredi matin, nous allons animer à tour de rôle nos ateliers de sémiotique, et nous nous retrouvons l’après-midi au séminaire de Greimas. Car l’une des conditions non négociables de notre venue à Ipsos était que nous conservions un jour par semaine de liberté pour la recherche universitaire. Je fais rapidement connaissance de Martine, la femme de Jean-Marie, et de ses deux enfants. Nos discussions vont bien au-delà de notre travail. On se raconte tout. Il a une dizaine d’années de plus que moi, il a une vie bien réglée. Sa femme l’appelle tous les jours en fin d’après-midi pour lui rappeler de ramener une baguette à la maison. Une façon pour elle de lui dire qu’elle l’aime et qu’elle a hâte qu’il rentre à la maison. Je suis célibataire, je sors beaucoup. Le week-end, seul cette fois, je profite d’être enfin parisien pour visiter des musées et des expositions, pour aller au cinéma et au théâtre. Dans la même journée, il m’arrive d’aller voir deux expos, deux films et une pièce de théâtre. Je lis énormément. Tout ce qui s’est publié dans le domaine des sciences humaines. Des essais sur la peinture et la photographie, aussi. Des biographies de peintres. J’échange bien sûr avec Jean-Marie sur tous ces sujets. Il me conseille des livres. Il m’en achète parfois. J’envie son bonheur familial. Il s’amuse de mes aventures et mésaventures en tout genre.
À Ipsos, on ne nous voit guère l’un sans l’autre. Ceux qui nous apprécient le moins, nous considérant à juste titre comme les danseuses de la direction, et donc comme des parasites, nous appellent les duettistes. Pour nous faire sentir que nous ne sommes que des amuseurs, pour ne pas dire des clowns, et que nous vivons à leurs crochets, eux qui travaillent vraiment et qui font rentrer de l’argent. On nous envie surtout notre indépendance, notre liberté, notre aura d’intellectuels, et notre entreprise buissonnière du mercredi pour retourner presque clandestinement à l’école. Nous sommes des oiseaux de passage. Ce sont des animaux de basse-cour. Floch est un homme pressé, sachant peut-être inconsciemment qu’il partira bientôt, emporté par une terrible maladie qui l’atteindra à l’endroit même où il se croyait le plus fort : le cerveau. À cinquante ans, il avait encore l’air d’un oiseau tombé du nid. La chute, finalement, aura été trop brutale. Il m’aura aussi appris à vivre dans l’urgence, comme si chaque jour pouvait être le dernier.
Écrire sa vie, une auto-fiction graphique de Jean-Pierre Martinez