Je suis appelé sous les drapeaux le premier août. J’ai pris quelques vacances en juillet afin de m’évader un peu avant cette année d’incarcération, mais je ne connais toujours pas le lieu de ma détention. Sur la route du retour, j’appelle ma mère. Elle ouvre le courrier fatidique qui vient d’arriver à la maison. Arpajon, m’annonce-t-elle. Je n’ai aucune idée de l’endroit où ça se trouve. Sur la Côte d’Azur ? En Alsace ? Dans la banlieue parisienne ? À la fac, un camarade communiste qui a des amis, si ce n’est haut du moins bien placés, m’a promis d’intervenir en ma faveur pour que je ne sois pas affecté trop loin de chez moi, ce qui me permettrait de revenir plus souvent en permission, voire de rentrer chez moi tous les soirs. À l’époque, internet n’existe pas. Les téléphones portables non plus. On a bien une carte de France dans la voiture, mais allez trouver Arpajon sur une carte quand vous ne savez même pas dans quelle région chercher.
J’interroge un pompiste. Tout ce qu’il connaît d’Arpajon, c’est sa célèbre Foire aux Haricots. Ça ne m’avance pas beaucoup. Il y a des haricots partout. D’après lui, ce serait plutôt au sud de Paris. Il a raison, je finis par localiser Arpajon, où je suis condamné à passer, pour ne pas dire à perdre, une année de ma vie. En réalité, je ne verrai d’Arpajon que sa gare et sa caserne, perdue au fond des bois, et je ne mettrai jamais les pieds au centre ville d’Arpajon. Encore moins à la Foire aux Haricots.
La classe du mois d’août est celle des étudiants, qui commencent leur service militaire en fin d’année scolaire et au bout de leur sursis. Mais pas n’importe quels étudiants non plus. Les plus motivés, en effet, se voient proposer avec insistance avant leur incorporation une préparation militaire, qui leur permettra d’être appelés en tant qu’aspirants officiers. Les simples bidasses de la classe du mois d’août sont ceux qui ne sont pas assez rebelles pour s’être fait réformer, mais pas assez dociles pour avoir accepté de collaborer en se portant volontaires pour être aspirants. On a donc tous autour de vingt-trois ans. Certains beaucoup plus. Plusieurs sont mariés, voire ont déjà des enfants. Presque tous sont de la région parisienne, ils ont été affectés près de chez eux par piston, et ils ont un niveau bac plus quatre, cinq ou six. Pas vraiment le profil des cinq autres classes de jeunes appelés non sursitaires, provinciaux, campagnards et souvent paysans, tout juste majeurs, et dans le meilleur des cas diplômés du certificat d’études. Sans parler d’une minorité tout simplement analphabète. Bref, de quoi dérouter un peu les quelques sous-offs chargés de nous encadrer, parfois plus jeunes que nous, n’ayant fait aucune étude, et issus de milieux beaucoup moins favorisés.
Le doyen de notre groupe a plus de trente ans. Chauve et passablement enrobé, il en paraît cinquante. D’études en mariage, et de mariage en pouponnage, il est sans doute le recordman de France du sursis. Personne ne sait par quel miracle il a pu échapper aussi longtemps à la conscription. Pour couronner le tout, il est journaliste à L’Humanité. Par principe, car le communiste n’est jamais anti-militariste, il n’a rien fait de lui-même pour se faire réformer, attendant que l’armée prenne l’initiative de le renvoyer chez lui, ce qu’elle finira par faire au bout de quelques mois. En effet, cet intellectuel de gauche à l’allure bonhomme, raisonneur sans être franchement contestataire et encore moins anarchiste, est le pire des clients pour un sergent et pour sa hiérarchie. Le déserteur qui oublie de rentrer de permission, les gendarmes vont le chercher et le ramènent à la caserne où il est mis aux arrêts, ce qui prolongera d’autant son temps de service. Notre camarade, lui, ne conteste rien, mais demande poliment des explications sur tout, feignant de s’intéresser. Explications que ses petits chefs ont bien sûr beaucoup de mal à lui fournir. Parfois même, il va jusqu’à suggérer et proposer… Rien de franchement répréhensible, mais de quoi plonger dans le plus profond désarroi un sous-off à qui on a seulement appris à aboyer.
Chaque matin, nous sommes tous rassemblés dans la cour pour la levée du drapeau. Après quoi, à l’appel de notre nom, nous sortons des rangs un à un pour recevoir notre courrier. Lui est abonné à L’Humanité, que le sergent est donc contraint de lui remettre en main propre tous les jours devant l’ensemble du peloton au garde-à-vous, mais hilare. La levée du drapeau, c’est un peu la messe, à l’armée. Et notre camarade reçoit son exemplaire de L’Huma comme si c’était le Saint Sacrement. Les gradés ont vaguement conscience que ce rituel quotidien a quelque chose d’un peu décalé, voire qu’on se fout ouvertement de leurs gueules, mais ils ne savent pas comment gérer ce problème inédit sans risquer de se mettre en défaut. Le militaire, s’il est très à cheval sur le règlement, craint par dessus tout la Loi de la République. Aucun règlement précis ne semble interdire à un bidasse d’être abonné à L’Huma pourvu qu’il ne fasse pas de prosélytisme, et la loi ne paraît pas autoriser non plus qu’on le prive de cette édifiante lecture. Reste bien sûr la répression discrètement dissuasive. Mais comment infliger impunément des brimades à un type qui est journaliste à L’Huma ? Le lendemain, ce serait dans son journal…
Je ne vous infligerai pas davantage le récit de mon service militaire, même s’il y aurait beaucoup à dire. Après une année entière à ne rien faire et à ne penser à rien, je retournais à la vie civile en pleine forme, le corps et l’esprit reposés, avec une envie décuplée de vivre. L’expérience de la prison, quand elle n’est pas trop prolongée, a le mérite de redonner tout son sens au mot liberté. Celle du désœuvrement total et de la stupidité absolue redonne le goût de l’action et de la réflexion. De ce point de vue, le service militaire fut pour moi à la fois un retour au néant originel et une véritable renaissance.
Écrire sa vie, une auto-fiction graphique de Jean-Pierre Martinez