Ma deuxième année en tant que lecteur de français à l’Université d’Austin sera aussi la dernière. Bien sûr, il serait tentant de rester. Ici, à court terme, tout est plus facile, plus excitant, plus intense. Après tout ce temps passé dans une ville du Texas qui, malgré tout, est loin d’être aussi mythique que New York ou San Francisco, j’ai toujours l’impression de vivre dans un film dont j’ai la liberté d’écrire le scénario chaque jour.
Mon bref passage à Paris entre ces deux années scolaires aux États-Unis m’a rappelé que dès mon retour en France, je redeviendrai un anonyme dans la foule sur lequel personne ne se retourne, et dont le sort n’intéresse personne. Je peux récupérer mon studio que j’ai sous-loué, mais pendant combien de temps pourrai-je en payer le loyer ? Je n’ai plus de boulot, et même si je le pouvais, je n’ai aucune envie de redevenir chargé d’études à Ipsos ou ailleurs, ce qui pour moi correspondrait à un terrible retour à la case départ.
Ici j’ai un travail agréable qui me laisse beaucoup de temps dans la semaine pour sortir, et encore plus de temps pendant les vacances pour voyager. Mon contrat sera reconduit d’année en année autant que je le souhaiterai, et autant que le Directeur du Département de Français le voudra bien. J’ai encore beaucoup de choses à découvrir. J’ai pour amis toute la communauté française. Et je viens même pour la première fois de nouer une relation amoureuse qui pourrait durer avec une jeune Américaine.
Mais je crains plus que tout l’enlisement. Je suis à nouveau à la croisée des chemins et je dois choisir une route. Si je veux faire ma vie aux États-Unis, je devrai repasser des diplômes dans une université américaine, et de préférence me marier pour obtenir la fameuse Carte Verte. Des études, j’en ai déjà fait beaucoup, et je ne me vois pas tout reprendre à zéro dans une langue qui n’est pas la mienne et que je maîtrise toujours extrêmement mal après ces deux années en vase clos dans un Département où tout le monde parle ma langue maternelle.
La plupart des Français que je vois autour de moi sont de passage, pour un an ou deux maximum. Ceux qui n’ont pas eu le courage de repartir, et qui ont trouvé le moyen de rester, m’apparaissent comme totalement déracinés. S’installer en Espagne ou en Allemagne, c’est juste s’éloigner un peu de la France, où l’on peut revenir en une heure d’avion, en cinq heures de train ou en dix heures de voiture. Faire sa vie aux États-Unis c’est renier son identité pour en prendre une autre. Mais laquelle ? Je ne comprends toujours rien à ce pays.
Dans cette ville universitaire ou plutôt dans cette université faite ville, presque tout le monde a moins de vingt-cinq ans, et les aura toujours. Ce ne seront simplement pas les mêmes. Vieillir ici serait vite pathétique. Cette vie de rêve est par définition déconnectée de toute réalité. Mieux vaut-il vivre un songe agréable ou affronter la dure vérité des choses ? Je n’ai aucun avenir, dans ce pays. Aucun devenir surtout.
Je choisis le retour. Je sais que ça va être difficile et douloureux, mais je suis certain que c’est la bonne décision. Je jouissais en France d’une certaine reconnaissance en tant que sémiologue. Ici, je ne suis que le petit Frenchy de service. Je ne suis qu’un lecteur parmi d’autres. Et si je peux vivre de nombreuses aventures, elles sont sans lendemain. Il faut que j’accomplisse mon destin, et mon destin, ce n’est pas de finir comme un éternel touriste aux États-Unis, avec la perspective de devenir bientôt un touriste dans mon propre pays. Ce séjour au Texas aura été une parenthèse enchantée. Il est temps pour moi de m’inventer un destin.
Écrire sa vie, une auto-fiction graphique de Jean-Pierre Martinez