Avec mon entrée en licence de lettres espagnoles, j’accède enfin au saint des saints, la Sorbonne. En réalité, la plupart des cours de travaux dirigés ont lieu à l’Institut Hispanique, rue Gay Lussac. Qu’importe, c’est le Quartier Latin. Et les cours magistraux sont bien donnés dans le cadre historique de La Sorbonne, avec ses majestueux amphithéâtres ornés de boiseries et de fresques. Ceux de Villetaneuse étaient en béton et couverts de tags. Les professeurs de Paris XIII faisaient cours dans la peur de prendre sur la tête un seau d’eau ou un sac de farine administré à visage découvert et sans crainte de sanction par un gauchiste. Ici certains enseignent encore en toge, et ils n’ont qu’à tousser en début de séance pour obtenir le silence. Il y en a même qui dictent leur cours, que des jeunes filles de bonne famille prennent religieusement en note mot pour mot. Mai 68 semble bien loin, mais j’avoue ne voir à ce moment-là que des avantages à ce retour à l’ordre.
En espagnol, il y a moins de monde qu’en anglais, les étudiants sont issus de milieux un peu plus populaires, et ils sont plus motivés. Ils ont souvent, comme moi, des origines espagnoles, ou bien ils entretiennent une véritable passion pour l’Espagne et pour la langue de Cervantès. À quelques pas de la Sorbonne, les locaux du petit Institut Hispanique sont à la fois modernes et déjà vétustes. L’ambiance y est plus décontractée qu’à la Sorbonne voire plus intime. On tutoie les chargés de cours, on prend des cafés avec eux au bistrot du coin, on fait du théâtre ensemble après les cours, on refait le monde après les répétitions, on reprend des verres jusqu’au bout de la nuit, et plus si affinités.
Ayant rattrapé le niveau de mes camarades de licence en lettres espagnoles, je cumule cette année-là avec un troisième cycle en économie au Centre d’Études Ibériques et Latino-Américaines Appliquées, également abrité par l’institut Hispanique. Une façon de ménager mes arrières en préparant mon retour aux affaires. Car je ne sais toujours pas ce que je pourrais bien faire avec une licence d’espagnol, à part tenter le CAPES, ce qui ne m’enchante guère. Au cours de ma vie, j’aurai au final souvent enseigné, sans jamais me considérer comme un prof et sans jamais aspirer à en devenir un.
Ce retour à l’économie m’aide à décrocher deux stages en Espagne qui, avec mes diplômes déjà acquis, me permettent d’intégrer un troisième cycle en marketing à Sciences Po. Ou comment sortir par la grande porte d’une des écoles les plus prestigieuses après y être entré par une fenêtre restée ouverte. À Sciences Po, je retrouve, si on peut dire, mes camarades de l’École Saint Martin. Ce ne sont pas les mêmes, évidemment, mais ils sont issus de la même élite. Ils portent tous des noms à rallonge et à particules, ou quand ce n’est pas le cas, ils portent des noms de marque. J’ai dans ma promotion une demoiselle Peugeot. Le week-end, ils organisent entre eux des rallyes mondains. Je ne savais même pas que ça existait. Et je ne sais toujours pas exactement ce que c’est. Pas sectaires, ils ont la gentillesse de m’inviter mais je décline, craignant à nouveau de ne pas être du tout à ma place et de me ridiculiser en enfreignant des codes que je ne connais pas.
Pour fêter la fin de cette année d’études à Sciences Po, j’accepte malgré tout d’aller à une soirée chez l’une de nos fortunées camarades. Les fenêtres donnent sur les jardins de Matignon. Et je me rends compte que je suis chez un ministre quand il passe la tête par la porte pour saluer sa fille et voir si tout va bien. L’histoire m’a rattrapé. Me voilà de nouveau à côtoyer un milieu élitaire auquel je n’appartiens pas, sans pour autant appartenir à aucun autre.
Reste à savoir quoi faire de ma vie. À commencer par cette vie professionnelle dans laquelle, à plus de vingt-cinq ans, je ne suis toujours pas entré. C’est à Science Po, comme d’autres à Lourdes, que j’ai une révélation. Un de nos intervenants est Georges Péninou. À l’époque, c’est l’un des seuls spécialistes en France de la sémiologie appliquée au marketing et à la publicité. J’entrevois soudain la possibilité de concilier mon goût pour la langue et la littérature avec mon intérêt réel pour le marketing. Péninou a été formé par Barthes. Mais Barthes est mort. Il ne me reste plus qu’à savoir où l’on peut apprendre la sémiologie à Paris et qui a pris la succession de Barthes à l’École Pratique des Hautes Études où il enseignait jusqu’à ce qu’il soit renversé par une camionnette juste devant la Sorbonne. Ma vie n’aura été qu’un long jeu de piste, à la recherche de qui je voulais être. Deviens qui tu es, disait Nietzsche. Facile à dire. Encore faut-il savoir qui on est. Et ça on ne le sait qu’à la fin, et à condition d’avoir beaucoup cherché. Je cherche encore…
Écrire sa vie, une auto-fiction graphique de Jean-Pierre Martinez