J’ai vingt-trois ans et, ma maîtrise de Sciences Économiques largement usurpée en poche, je suis arrivé au bout de mon sursis. Oui, le service militaire, c’est pire que la prison, même quand on a obtenu un sursis, il faudra quand même purger sa peine un jour ou l’autre. Je reçois donc ma convocation pour ce qu’on appelait alors les trois jours, qui se résumaient en réalité à une journée. Pour moi, c’est au Fort de Vincennes. Par un hasard extraordinaire, mon tout nouveau beau-frère, qui vient d’achever ses études de dentiste, effectue au même moment son service et, en tant que membre du corps médical, on l’a affecté à l’examen des jeunes recrues convoquées à Vincennes afin qu’on statue sur leur aptitude à devenir de bons petits soldats. Il me rassure. En tant que dentiste, il ne peut pas directement décréter mon inaptitude, mais tous les autres jeunes médecins affectés au conseil de réforme, appelés comme lui, sont des copains. Sous un prétexte ou un autre, je serai réformé, cela ne fait aucun doute.
Tous mes amis de l’époque, d’ailleurs, ont déjà été déclarés inaptes. Généralement, ils se présentaient aux trois jours en loques, après plusieurs nuits blanches, sous LSD, en se déclarant fous, homosexuels et suicidaires. L’armée a une sainte horreur de ce qu’elle ne connaît pas, et elle déteste les complications. Mater les fortes têtes, oui, elle sait faire. C’est même son métier. Sa mission. Materner les tarés, les drogués et les pédés, non. Elle ne sait pas comment s’y prendre avec ces marginaux, et elle craint par trop la contamination. Quand on ne voulait vraiment pas faire son service militaire, et qu’on était déterminé à le montrer, on était réformé. Mais je ne me vois pas jouer, ne serait-ce qu’une journée, ce rôle d’asocial, qui suppose une perte totale de contrôle de soi et une confrontation directe avec le pouvoir, en l’occurrence celui de l’État. Je ne suis pas rebelle à ce point.
Toute ma vie, jusque là, j’ai dû composer avec l’autorité, celle de mes parents, celle de mes maîtres, celle de mes patrons, en évitant toute opposition frontale qui aurait immédiatement causé ma perte. Rouler sagement sur des routes de campagne avec de faux papiers, à la rigueur. Rouler sans permis, à fond la caisse et complètement bourré, sur l’autoroute, c’est au-dessus de mes forces. C’est pourquoi la voie de réforme presque légale proposée par mon beauf me convient parfaitement. Mais à quelques jours de ma convocation, c’est la douche froide. Le conseil de réforme est devenu un vrai bazar. Les jeunes appelés médecins y réforment à tour de bras, en échange de petits ou gros cadeaux et parfois même pour de l’argent. Des enquêtes sont en cours et la reprise en main a déjà commencé. Il n’est plus question pour moi d’obtenir une dispense à bon compte.
Pour passer malgré tout entre les mailles du filet, il ne me reste plus qu’à m’inventer une vraie fausse tare. Mon beau-frère me suggère l’épilepsie. Épileptique un jour, épileptique toujours. Il suffit de pouvoir prouver qu’on a déjà eu une crise, pour être déclaré épileptique, et donc inapte. Mon beauf est prêt à me faire une fausse ordonnance attestant de cette première crise imaginaire. Mais j’hésite. Être ou ne pas être épileptique ? Épileptique, en somme, c’est un peu comme comédien. Il suffit de se prétendre tel pour être ainsi catalogué, mais à l’inverse, si vous décidez un jour de renoncer à ce statut, il sera très difficile de convaincre les autres que vous êtes finalement sain de corps et d’esprit, et vous risquez d’être considéré à jamais comme un bon à rien.
Ma vie ne faisait que commencer. J’envisageais d’être professeur. De passer des concours. Pourquoi pas d’être diplomate. Réformé et épileptique… J’allais traîner toute ma vie cette marque d’infamie. Pire, et si, ayant déclaré être épileptique, je le devenais vraiment ? Et puis quelque chose en moi, sans doute, rechignait à la réforme. Au bout du compte, j’aurai toujours été un légaliste, pas un révolutionnaire. Un râleur, plus qu’un véritable rebelle. Tricher, oui. Remettre en cause la règle du jeu, tout de même pas. Affronter les épreuves pour en sortir plus fort m’aura toujours semblé préférable à l’esquive. Je décidai d’affronter celle-ci. Le service militaire, paraît-il, faisait de vous un homme. Et si c’était vrai ?
Écrire sa vie, une auto-fiction graphique de Jean-Pierre Martinez