Pour jouer de la batterie, il faut d’abord et avant tout… avoir une batterie. Avec l’argent de mon premier job d’été, j’en achète une d’occasion. Il ne me reste plus qu’à apprendre comment m’en servir. Sur la recommandation d’un ami, je me retrouve en cours particulier à Enghien-les-Bains avec le batteur du Dharma, l’un des meilleurs groupes de jazz expérimental du moment. C’est un peu comme si, n’ayant jamais touché un volant, pour passer le permis B afin de conduire une vieille deux-chevaux et partir en vacances, vous aviez comme moniteur d’auto-école un champion du monde de Formule 1.
Le type est adorable. Comprenant vite qu’en commençant la batterie en dilettante à plus de vingt ans, je ne deviendrai jamais le nouveau Billy Cobham, et que ce n’est d’ailleurs pas mon intention, il accepte néanmoins de m’enseigner les rudiments de l’accompagnement rock. Avec ces quelques bases rythmiques, je décide de ne pas lui faire perdre davantage son temps et d’économiser mon argent. J’arrête les cours et je commence à m’exercer tout seul. Deux de mes voisins jouent de la guitare. Le bassiste, Marc, a tout juste seize ans, cinq de moins que moi. C’est le fils du sculpteur Georges Jeanclos, qui deviendra célèbre par la suite. Ce sera mon premier groupe : Les Rebelles.
Notre première apparition en public est pour la soirée de fin d’année du lycée, à la salle des fêtes de Saint-Ouen l’Aumône. Nous ne devions jouer qu’un morceau avant la remise des prix, mais le leader du groupe refuse de quitter la scène et, prétextant des rappels plus ou moins imaginaires, enchaîne sur trois ou quatre chansons de plus, sous le regard courroucé de la direction. Entre reprise des Beatles et compositions assez mièvres de notre chanteur, nous animons quelques soirées dansantes, avec un succès mitigé. Avec Marc, nous décidons de nous séparer de ce chanteur de variétés, et nous reformons un groupe avec des Camerounais que j’ai rencontrés à la fac. Ce groupe s’appellera Mami Wata.
Le guitariste est un véritable virtuose et joue du Hendrix comme personne. Nous triomphons le temps de quelques concerts dans les salles des fêtes et autres maisons de jeunes de la région. Mais ce guitare héros s’avère vraiment trop incontrôlable. On n’est jamais sûr qu’il viendra le jour dit, qu’il sera en état de jouer, ou qu’il ne lui manquera pas une corde de rechange pour sa guitare au cas où il en casserait une en jouant avec ses dents. Toujours avec le bassiste, nous reformons un groupe autour d’un pianiste qui composera tous nos morceaux façon jazz rock. Sur ma proposition, le groupe s’appellera modestement Expérience, hommage à Jimi Hendrix, mon idole.
Encore plusieurs concerts d’assez bonne tenue, et notre carrière s’achèvera sur une déception. Nous devons jouer dans le cadre d’un festival en plein air à Pontoise, et nous sommes programmés juste avant la vedette, Valérie Lagrange, qui pour la journée met tout le matériel de son groupe à la disposition des premières parties. Mais le retard s’accumule. Valérie Lagrange, qui ne veut sans doute pas se coucher trop tard, nous annonce que pour jouer à l’heure prévue, elle passera avant nous… et qu’elle remballera son matos après pour rentrer à Paris avec ses deux camions et sa vingtaine de roadies. Ironie de l’histoire, ce sera elle qui fera notre première partie. Nous comptions beaucoup sur cette énorme sono pour faire une prestation exceptionnelle, et nous devons nous contenter maintenant de nos propres amplis, pas du tout prévus pour un concert en plein air, devant un public clairsemé après le départ de la star de la soirée. Pas même de retours. On ne s’entend pas, et on a bien du mal à jouer en rythme. Pour le groupe déjà au bord de l’explosion, ce sera le coup de grâce. De toute façon, je dois partir à l’armée…
Une fin amère, donc. Entre-temps, le groupe de la région avec lequel nous partagions la vedette, les Blessed Virgins, davantage dans l’air du temps, est parti enregistrer son premier album à Londres. Je ne serai jamais une star du rock. Mais pour moi, cette expérience sera sans doute la plus intense de ma vie. Pendant toute cette période, nous répétions dans une incroyable maison à Auvers-sur-Oise, chez Rosine Luguet, dont la fille Adélaïde était une camarade d’école de notre bassiste. Le père d’Adélaïde, D’Dée, légendaire danseur du Tabou à Saint-Germain-des-Prés, était remarié avec Ursula Vian-Kübler, la veuve de Boris, ce qui plus tard me donnera l’occasion de voir l’endroit où avait vécu Vian, Cité Véron, à Pigalle.
Rosine était elle-même la fille d’André Luguet, une vedette de théâtre et de cinéma de la première partie du vingtième siècle. La maison de Rosine, c’était un peu la Maison bleue de Maxime Le Forestier. Elle en avait jeté la clef, et on pouvait y débarquer sans prévenir à toute heure du jour et de la nuit pour y manger, y boire, ou y dormir. On pouvait surtout y fumer tout ce qui pouvait se fumer à l’époque, et qui souvent poussait directement dans le jardin. Rosine avait été comédienne, elle aussi. Notamment dans la Troupe des Branquignoles. Elle mettait gracieusement une pièce de sa maison à la disposition des membres du groupe West African Cosmos, pour qu’ils puissent y répéter, et après leur départ vers de nouvelles aventures, nous nous apprêtions à prendre le relais.
En arrivant chez Rosine, c’est peu dire qu’on avait l’impression d’être ailleurs. On n’avait guère l’occasion de croiser des Africains, à l’époque, à Auvers-sur-Oise. De la salle de répétition s’échappaient des sonorités et des rythmes inconnus, accompagnant des chants scandés dans une langue dont nous ignorions jusqu’au nom. On retrouvait ensuite les membres du groupe rassemblés autour d’un plat africain, dans lequel ils puisaient directement avec leurs mains immenses. Pendant quelques heures, pour une nuit ou pour un week-end, j’étais le hippy que je rêvais d’être, avant de rentrer sagement chez moi retrouver ma vie de petit bourgeois étudiant. Tous mes camarades d’alors, moins prudents, n’auront pas survécu à cet excès de liberté, qui les conduisit pour certains vers ces drogues dures qui font des paradis artificiels un enfer bien réel.
J’eus la chance pour ma part d’échapper à au moins deux perquisitions de la brigade des stups. L’une en ma présence dans la maison de Rosine où, par miracle, les flics ne trouvèrent même pas un mégot de joint dans un cendrier, alors que quelques semaines auparavant, c’était une grosse botte d’herbe du jardin qui séchait dans la salle de répétition. L’autre dans l’appartement d’un camarade dealer chez qui la veille au soir je fumais de l’opium et où la police cette fois tomba sur le gros lot. Il a fini en prison. Si j’avais subi le même sort, mon père ne me l’aurait jamais pardonné, et les conséquences pour moi et pour mon avenir auraient été bien plus terribles que les seules suites judiciaires.
Toute ma vie j’aurai beaucoup joué avec le feu, sans jamais me brûler. J’aurai eu la chance de ne jamais être au mauvais endroit au mauvais moment. Et j’aurai parfois forcé la chance pour être au bon endroit au bon moment. Il faut croire qu’un ange veillait sur moi en attendant que je puisse le rencontrer plus tard. Quoi qu’il en soit, pour moi, c’était la fin de cette merveilleuse parenthèse musicale. Après un dernier casting raté à Hérouville dans la Bergerie de Jacques Higelin, dont l’un des musiciens cherchait en urgence un batteur pour un concert ayant lieu de lendemain, je revendais ma batterie. L’armée, à laquelle je n’avais pas réussi à échapper, allait d’une certaine façon me remettre dans le droit chemin…
Écrire sa vie, une auto-fiction graphique de Jean-Pierre Martinez