En débarquant sur la dalle de la fac de Villetaneuse en octobre 1974, après sept ans passés dans le parc verdoyant de l’École Saint Martin à Pontoise, je passe brutalement du ghetto réservé aux quelques héritiers du Gotha, à celui assigné à la trop nombreuse progéniture du prolétariat de banlieue. La démocratisation des études supérieures, à l’époque en tout cas, cela veut surtout dire qu’une poignée de privilégiés continueront à préempter les rares places qui leur sont réservées dans les établissements les plus prestigieux comme Sciences Po, tandis que le reste du troupeau s’entassera à plus de mille dans des amphis prévus pour cinq cents, et à cinquante dans des classes de travaux dirigés prévues pour trente. Les premiers obtiendront au final le sésame qui leur permettra d’entrer par la grande porte dans leur vie professionnelle de cadres supérieurs, les autres se verront gratifiés en lot de consolation d’un diplôme sans valeur sur le marché du travail, qui au mieux les condamnera à postuler pour des emplois de bureau auxquels ils auraient pu prétendre avec le bac, ou à préparer d’obscurs concours administratifs dans l’espoir de devenir un jour de petits fonctionnaires.
La désespérance finissant toujours par nourrir la révolte, Paris XIII était sous la coupe d’une poignée d’étudiants d’extrême-gauche ayant décrété que, si c’était pour avoir un diplôme qui ne valait rien, autant l’obtenir sans rien faire. Mes études à Villetaneuse se résumèrent donc à une interminable succession de grèves, s’achevant régulièrement chaque année par des examens de pure forme, suivis d’une promotion automatique à l’ancienneté. Heureusement, ces longues périodes d’inactivité étaient parfois agrémentées par des concerts dans nos amphis transformés en salles de spectacle par une bande de joyeux anars, fondateurs du bien nommé Mouvement Anti-Autruches. Pendant ces quatre années, je n’appris à peu près rien en économie, mais je découvrais Jacques Higelin, Bernard Lavilliers, Téléphone ou encore le West African Cosmos, qui donnaient là leurs premiers concerts, à la place où auraient dû se produire mes professeurs de sciences politiques ou de droit des affaires. Et puisque le destin ne semblait pas disposé à faire de moi un économiste, je décidai de devenir rocker moi aussi.
Écrire sa vie, une auto-fiction graphique de Jean-Pierre Martinez