Avec mon pauvre bac mention assez bien, je ne pouvais pas prétendre intégrer Sciences Po. Mes parents, de toute façon, ne m’auraient jamais payé une chambre à Paris, et après avoir passé toute mon adolescence dans une école catholique, j’avais envie de liberté. Je rêvais d’être à ma place, de fréquenter des gens normaux, c’est-à-dire des étudiants appartenant à la même classe sociale que moi, ni des prolétaires, ni des grands bourgeois.
À Villetaneuse, dans cette fac de la banlieue nord qui m’était assignée en fonction de mon lieu de résidence, je ne risquais pas de revoir mes anciens camarades de Saint Martin. Et selon toute probabilité, les enfants d’ouvriers, eux, pointaient déjà à l’usine. Je pensais retrouver là les élèves du lycée, avec qui j’espérais nouer des relations normales, entre fils, et aussi filles enfin, de Français moyens. Mais étais-je encore moi-même un Français moyen ? L’avais-je vraiment été ? Le serais-je jamais ?
À quatorze ans, j’avais donc quitté le taudis où j’étais né et où j’avais grandi, avec mon frère et mes deux sœurs. Après un projet de construction avorté à Montlignon, qui quelques années plus tard m’aurait permis d’aller presqu’à pied à la fac de Villetaneuse, ou en une demi-heure de train et de métro à la Sorbonne, nous habitions désormais une immense maison, toujours à Auvers, mais deux kilomètres plus loin, encore plus isolée que la première. Une demeure bourgeoise, entourée d’un parc de deux hectares, que mon père avait fait construire par un vieux maçon à la retraite, en nous mettant à contribution, nous les garçons, quand nous n’étions pas à l’école, pour pousser les brouettes de béton que ce vieil homme n’était plus en capacité de déplacer.
À vrai dire cette maison, pendant les deux ou trois premières années, nous n’en occupions que le sous-sol, les étages d’habitation restant encore en chantier. J’avais quitté une masure où je devais partager un lit à deux places avec mon frère dans la même chambre que mes deux sœurs, je me retrouvais dans ce même lit, toujours avec mon frère, dans une chambre cette fois sans fenêtre, au sous-sol d’une gentilhommière en construction. Au moins, maintenant, nous avions accès à une douche, et à des toilettes dignes de ce nom.
En matière d’eau courante, d’ailleurs, nous ne risquions plus de manquer. Bâtie en contrebas de la route à une centaine de mètres de l’Oise, contre l’avis du maçon lui-même, la maison fut inondée avant même la fin des travaux. Un mètre quatre-vingt d’eau au rez-de-chaussée. Mon frère et moi avions bricolé un radeau pour explorer notre nouveau chez-nous. Quand on est enfant, on s’amuse de tout, même du pire. Mais chaque hiver après cela, nous vivions dans la crainte d’une nouvelle inondation qui nous laisserait à nouveau sans chauffage et parfois sans électricité.
Finalement, à l’âge de seize ans, j’avais ma propre chambre, à l’étage et plus ou moins à l’abri des caprices de la rivière. Je n’avais d’ailleurs que l’embarras du choix pour la chambre, puisqu’entre-temps mes deux sœurs avaient quitté la maison après s’être mariées à la hâte pour fuir cet enfer familial. Mon frère était sur le point de partir aussi. Je vivais donc désormais seul avec mes parents dans ce « château » enfin achevé et doté de toutes les commodités, mais à présent déserté. En ne rêvant que de pouvoir partir à mon tour.
Il y a bien un château, à Auvers, un vrai, celui-là et j’aurai connu à la fois le fils du châtelain de l’époque, qui était un camarade de classe à Saint Martin, et le fils du gardien, un « rital », déjà déscolarisé et un peu dealer, avec qui je fumais mes premiers joints pendant mes brefs moments de liberté non surveillée. C’est l’histoire de ma vie. Je n’ai jamais su où était ma place, au château, avec les héritiers, ou à l’office avec les domestiques. Et ni les uns ni les autres ne m’auront jamais considéré comme l’un des leurs.
Écrire sa vie, une auto-fiction graphique de Jean-Pierre Martinez