J’ai décroché le bac de justesse, après une scolarité secondaire en dents de scie. En primaire, je n’avais guère de mérite à briller. Même si la plupart vivaient dans des maisons plus confortables et plus salubres que la mienne, mes camarades de classe étaient issus de milieux encore plus défavorisés que moi. Le terme de leurs études était généralement le certif. De toute ma classe, nous ne fûmes que deux à aller en sixième : moi, fils d’immigré espagnol, et le fils de la directrice, d’origine vietnamienne. Lui au collège public, et moi dans une école privée. Paradoxalement, c’était nous, les enfants de l’immigration, qui prenions l’ascenseur social, tandis que les Français de souche se contentaient de l’escalier, en espérant que ce ne soit pas celui qui descend à la cave. Souvent, la difficulté à sortir de sa condition ne tient pas au handicap culturel dont souffriraient les enfants issus d’un milieu modeste, mais au manque d’ambition que leurs parents ont pour eux. Tu seras un ouvrier, mon fils, comme ton père. Ou bien tu seras coiffeuse, comme ta mère. Un vrai métier, tout de suite, et tu commences à ramener de l’argent à la maison. Le reste, ce n’est pas pour nous.
Ceux qui n’allaient pas en sixième allaient apprendre un métier à Épluches, un établissement professionnel situé au milieu des champs de patates, entre Chaponval et Pontoise. Quand mes résultats scolaires étaient vraiment trop désastreux, mon père m’encourageait à sa façon : si tu te fais renvoyer de Saint Martin, je te mets à Épluches. Épluches patates. Ce n’était pas un plan B, c’était une menace de mort sociale. Mon père était un bûcheron espagnol devenu chef d’entreprise. J’aurais préféré mourir que de devenir ouvrier, comme mes petits camarades pourtant bien français. Et pour mon père, cela aurait définitivement fait de moi un raté.
Je dois dire d’ailleurs qu’au cours de ma scolarité, je n’ai jamais souffert d’aucune forme de racisme, comme c’était encore le cas à l’époque pour les « Ritals ». Je n’ai même connaissance d’aucune véritable insulte de ce genre pour qualifier les Espagnols en France. Bien au contraire, pour tous mes instituteurs, j’étais l’exemple à suivre. Regardez, bande de cancres, il s’appelle Martinez et c’est le premier de la classe ! En fait, j’ai toujours été le chouchou. Et mes camarades gaulois ne m’en tenaient même pas rigueur. En entrant en sixième, bien sûr, avec les rejetons de la petite ou grande bourgeoisie locale et les héritiers de l’élite parisienne, il m’a fallu changer de braquet. Au début j’y perdais un peu mon latin. Et puis peu à peu j’ai remonté la pente, après justement avoir abandonné le latin au profit de l’économie. Dommage, j’aimais bien le latin. Ce changement d’orientation me fut néanmoins salutaire. Je brillais en français, et en sciences économiques. De nouveau, je caracolais en tête du peloton, loin devant ces enfants de la haute société que leurs parents destinaient à Sciences Po et à l’ENA. Devant l’héritier de la famille Rothschild que j’avais pour camarade, et qui étrangement ne semblait pas très familier avec le calcul et l’économie. Mais à quoi bon savoir compter quand on n’a pas à compter ?
À l’approche du sommet, le bac, je commençais cependant à fatiguer un peu. J’avais la tête ailleurs. Sept ans de ma vie enfermé comme un animal d’une espèce protégée, dans cette réserve naturelle de trente-cinq hectares qui me servait de prison dorée. Et comme toutes les prisons, bien sûr, celle-là n’était pas mixte. Bref, je voyais mon niveau baisser, mais je restais confiant. Même un élève moyen, après une scolarité dans une école aussi élitiste, ne pouvait que décrocher la mention qui lui épargnerait la honteuse épreuve de rattrapage. Les bonnes notes que j’avais déjà engrangées au bac de français me confortaient dans cette illusion. Je misais tout sur le gros coefficient de l’économie où j’avais encore de beaux restes, et j’oubliais toutes les autres matières.
J’aurais dû me méfier. Le jour de la toute première épreuve du bac, le dessin, je prends le train à la gare de Pontoise après m’être levé aux aurores pour être à huit heures dans un improbable lycée de banlieue afin de composer le chef d’œuvre destiné à me rapporter quelques points de bonus. Pas de chance, le train dans lequel je monte est un direct pour Paris. Je me retrouve à la Gare Saint-Lazare. Le temps de trouver un autre train pour revenir en arrière, l’épreuve a déjà commencé depuis plus d’une heure. On m’accepte malgré tout dans la salle. Il me reste encore une heure pour dessiner les quelques fruits disposés devant nous sur une table. Je me souviens alors que je ne sais absolument pas dessiner, ayant à tort considéré pendant toutes ces années les cours d’arts plastiques comme un prolongement de la récréation. Je rends ma copie au bout d’une demi-heure. Tant pis pour le bonus. Je n’ai pas besoin de ces quelques misérables points pour obtenir la mention qui m’est due.
Le bac arrive. Les résultats de l’écrit tombent, et patatras. Trois en philo. Un petit treize en sciences économiques. Pas de quoi compenser ma médiocrité dans toutes les autres matières. Au final, je m’en tire quand même avec une mention assez bien, après un oral catastrophique. Au moins cette fois, j’ai pris le bon train. Et je n’aurai pas à descendre à Épluches. Toute honte bue, j’ai le bac, malgré tout. La clef d’entrée à l’université. Après sept ans dans le privé, enfin le public ! La libération…
Écrire sa vie, une auto-fiction graphique de Jean-Pierre Martinez