Depuis la sixième jusqu’à la terminale, j’ai fait toutes mes études à Pontoise, dans une école catholique modestement baptisée Saint Martin de France. Il faut dire que cet établissement, dont l’organisation est calquée sur celle des célèbres collèges anglais, est fréquenté depuis environ un siècle par les rejetons de la plus haute bourgeoisie française, ce qui en fait une école très élitiste. Pas forcément pour ce qui est du niveau scolaire de ses élèves, mais en tout cas du point de vue de leur origine sociale. Je ne suis pas Rothschild, vous avez tous entendu cette expression. Et bien moi, un Rothschild, j’en avais un dans ma classe. Un vrai. Pas franchement désagréable, d’ailleurs. Pas vraiment bon élève non plus. Plutôt discret. On croit souvent que les riches nous méprisent. C’est faux. Ce sont les nouveaux riches qui nous prennent de haut. Ceux qui n’ont pas assez d’argent, et pas depuis assez longtemps, pour avoir oublié d’où ils viennent, qui savent qu’au moindre faux pas ils pourraient bien y retourner, et qui en conséquence tiennent à se distinguer de ceux qui sont toujours dans une relative indigence. Les vrais riches, eux, ne méprisent pas les pauvres. Ils les ignorent, tout simplement, n’en connaissant pas le mode d’emploi, sauf à les faire travailler dans l’usine de papa.
Le samedi midi, à l’heure où on nous libérait pour une permission de courte durée, et où je me précipitais vers la gare de Pontoise pour prendre mon train de banlieue, le chauffeur de mon fortuné camarade, une casquette sur la tête, l’attendait en Rolls à la sortie de l’école pour le ramener à Paris. Je rentrais chez moi, dans ce rez-de-chaussée de trois pièces où nous nous entassions à six, les quatre enfants dans la même chambre, chauffés l’hiver par un poêle à bois, sans eau chaude au robinet, sans salle de bains, et avec les toilettes dans la cour. Il rentrait chez lui, je ne sais où, dans un hôtel particulier du seizième arrondissement ou dans un manoir à la campagne. Nous étions dans la même classe, mais nous n’appartenions pas à la même classe. Nous ne vivions pas dans le même monde. En dehors de cette école et de son vaste parc, nos chemins ne se seraient jamais croisés.
Les internes venaient de Paris, ou parfois même de l’étranger. Au mieux, ils ne connaissaient de Pontoise que la gare, où ils prenaient le train qui les ramenait pour le week-end dans les beaux quartiers de Paris. Si j’étais là, avec quelques autres privilégiés de la région, c’était seulement parce que nos parents aussi, en se serrant un peu la ceinture, avaient les moyens de payer pour le moins la demi-pension dans cette école prestigieuse. Mais je n’aurais jamais osé non plus inviter chez moi ces petits bourgeois qui, sans faire partie du Gotha, vivaient néanmoins dans de confortables demeures en accord avec leur statut social de fils de notables. Si en classe je faisais jeu égal avec tous, passé le portail de l’école je redevenais un prolétaire. Mon père m’avait inscrit dans cet établissement, ainsi que mon frère, afin que nous puissions suivre une scolarité très encadrée, qu’il n’aurait pas été lui-même en capacité de superviser, étant pour ainsi dire analphabète. J’aurais dû lui être reconnaissant de me donner la chance de bénéficier de la même éducation que cette élite. Je lui en voulais de la honte que j’éprouvais à ne pas en faire partie. J’étais un passager clandestin sur un paquebot de luxe. Vu comme un nanti par les élèves du lycée public que je croisais aussi à la gare, je me considérais moi-même comme un paria dans l’établissement très chic que j’étais contraint de fréquenter.
Encore aujourd’hui, dans une réception mondaine, j’ai le sentiment que ma vraie place est aux côtés du personnel chargé de passer les petits fours depuis la cuisine, plutôt qu’avec les invités de marque qui s’empiffrent au salon. Je resterai toute ma vie un usurpateur. Je m’appelle Martinez. On m’appelait Martin. Saint Martin est connu pour avoir donné la moitié de son manteau à un pauvre. Après sept ans d’initiation à la charité chrétienne à Saint Martin de France, je ne sais pas ce que mes camarades les plus fortunés ont fait de leur trench-coat Burberry.
Écrire sa vie, une auto-fiction graphique de Jean-Pierre Martinez