38 – Rendez-vous | Écrire sa vie, auto-fiction graphique

Rendez-vous

J’ai dans les trente-cinq ans. Je ne suis pas encore vieux, mais je sens qu’une année de plus à l’université serait l’année de trop. Depuis plus de dix ans, mes conquêtes féminines ont toujours le même âge, autour de vingt-cinq ans. C’est moi qui vieillis. Lors d’un voyage en Espagne, j’ai clairement entendu quelqu’un se demander si la personne qui m’accompagnait était ma copine ou ma fille. Un avertissement à ne pas négliger. Je suis resté dans l’âme un adolescent, et ce qui me pousse à fréquenter encore le monde étudiant plutôt que les gens de mon âge, qui ont déjà un travail et une famille, voire qui sont déjà divorcés, c’est que la jeunesse est le temps de tous les possibles. Choisir un partenaire, choisir un métier, choisir un lieu et une manière de vivre… Passé trente ans, la plupart ont déjà choisi, pour le meilleur ou pour le pire. Et d’une façon ou d’une autre, choisir, c’est restreindre sa liberté.

 Cependant, j’ai bien conscience, dans le domaine amoureux en tout cas, de reproduire à l’infini des schémas d’échecs qui me rendront de plus en plus malheureux, sans exclure bientôt le pathétique. Pour tenter d’en sortir, je décide d’entreprendre une analyse. La psychanalyse m’a toujours intéressé. À douze ans, je lisais déjà Freud. Mais entre lire des bouquins à ce sujet allongé sur un divan, et allonger le sujet sur un divan pour l’offrir en lecture, il y a un monde. Ce n’est pas en apprenant le code qu’on sait conduire, ni en apprenant les codes qu’on sait comment se conduire.

L’expérience sera relativement brève, intense et difficile. Elle s’arrêtera le jour où je demanderai à mon analyste si je peux vraiment tout lui dire, et qu’elle me répondra en termes choisis que non. Alors à quoi bon ? Cette expérience, néanmoins, m’a fait progresser. J’ai désormais bien conscience que je m’évertue à tomber amoureux de jeunes femmes qui ne sont visiblement pas faites pour moi, soit qu’elles habitent dans un autre pays voire à l’autre bout du monde, soit qu’elles sont par trop différentes de moi et en aucun point complémentaires, soit qu’elles sont encore plus immatures que moi si c’est possible, soit qu’elles ne m’aiment tout simplement pas et que ce rejet même exacerbe mon désir.

Je ne peux cependant pas me résigner à une relation basée uniquement sur la raison, sachant qu’elle serait aussi sans lendemain, et je veux garder l’espoir d’une rencontre aussi fortuite que romantique, mais cette fois inscrite dans le réel plus que dans le fantasme, et en cela s’ouvrant sur un possible avenir.

La fin de l’année approche. Ce sera aussi ma dernière année à la Sorbonne. À la bibliothèque, je croise une étudiante d’origine allemande que je connais à peine. Je sais juste qu’elle est mariée avec un Égyptien. De façon totalement inattendue, elle m’invite à la soirée de réveillon qu’elle organise dans le modeste deux pièces qu’ils habitent à Paris, du côté de la Bastille. Elle me précise qu’il y aura très peu de monde. Sa sœur. Quelques amis. Ce n’est évidemment pas une proposition galante. Elle est mariée, et de toute façon, ce n’est pas du tout mon genre. J’hésite un instant. Je ne connaîtrai personne. Je risque de m’emmerder. Et en acceptant, je me prive de toute autre possible proposition plus intéressante pour cette soirée de Nouvel An. D’un autre côté, si je refuse, je risque surtout de passer la soirée tout seul, ou de me retrouver dans les habituels traquenards dont j’ai l’habitude en ce genre de circonstances. Et puis cette invitation visiblement désintéressée m’intrigue et me touche. Je ne sais pas très bien si elle m’invite parce qu’elle m’estime ou parce qu’elle a pitié de moi. Quoi qu’il en soit, il y a quelque chose de très bienveillant, chez cette fille. De très sain. De très simple. Comme une évidence. J’accepte. Sans le savoir, j’ai rendez-vous avec mon destin.

Lorsque je sonnerai à sa porte quelques jours plus tard avec une bouteille à la main, ce n’est pas elle qui m’ouvrira. Ni sa sœur. Mais la femme que je cherche sans la trouver depuis toujours. La femme qui sera désormais toutes les femmes, même s’il m’arrivera de me retourner sur quelques autres, en me contentant désormais de les regarder. Je n’aurai finalement pas eu à faire le deuil de ma quête romantique. Elle a moins de vingt-cinq ans, comme toutes les autres, mais désormais c’est ensemble que nous grandirons. Et c’est elle qui, en me ramenant à la réalité, me permettra de réaliser mes rêves au lieu de simplement les rêver.

Et si j’avais décliné cette invitation ? Et si c’était elle qui l’avait déclinée ? Il n’y a pas de hasards, que des rendez-vous. Ce soir là, j’avais rendez-vous avec la femme de ma vie.

Écrire sa vie, une auto-fiction graphique de Jean-Pierre Martinez

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