Dans quatre ans, le Kosovo sera à feu et à sang. Pour l’heure, le voyageur de passage à Prizren ne ressent aucune tension particulière. Loin de l’agitation de l’Ouest, cette grosse ville située à quelques kilomètres de l’Albanie, sans grands attraits touristiques, semble oubliée par cette histoire qui va bientôt la rattraper. Peu de gens dans les rues, presque pas de voitures. Les carrioles à cheval qui circulent dans le centre-ville ne sont pas là pour promener les touristes, mais tout simplement pour permettre aux habitants de se déplacer et de transporter leurs marchandises.
En chemin, notre bossu mentionne malgré tout les conflits inter-communautaires, et dénonce ceux qui les attisent. Nous n’y prêtons guère attention. C’est tellement difficile d’imaginer la guerre en temps de paix. Il nous reçoit chez lui et improvise une petite soirée en notre honneur. Quelques-uns de ses amis nous rejoignent. Malgré son handicap, il paraît jouir d’une certaine influence sur le petit cercle qui l’entoure. Peut-être parce qu’il a un peu plus de moyens qu’eux, et un peu plus d’expérience. Ou parce que c’est le plus malin de la bande.
Arrive une jeune fille plutôt jolie, qu’il nous présente comme sa petite amie. À première vue, ce couple improbable, c’est un peu la Belle et la Bête. Mais nous découvrons aussitôt que la Belle est sourde-muette. Elle est albanaise, elle est très jeune, et elle semble vivre sous la dépendance totale de son protecteur. Quoi qu’il en soit, s’il ne m’est déjà pas facile de communiquer avec les autres sans l’aide de Nada pour assurer la traduction, je ne peux absolument pas échanger avec elle. Seul notre hôte semble comprendre les quelques sons étranges qu’elle émet accompagnés de signes.
La soirée se prolonge. On mange, on boit, on écoute de la musique. Alors que la plupart sont déjà partis, au prétexte de lui montrer je ne sais quoi, le bossu entraîne Nada dans la pièce d’à-côté avec l’Albanaise. Elle revient un instant après, avec un sourire énigmatique. Je l’interroge. Elle m’explique que notre hôte vient de lui proposer une partie carrée avec sa petite amie. Même si j’étais déjà sur mes gardes, je suis évidemment un peu surpris. Et raisonnablement inquiet. Il est plus de minuit, nous n’avons pas d’autre option que de passer la nuit ici. Dans quelle merdier me suis-je encore fourré ? J’ai l’impression d’être dans un film de Fellini ou dans le Freaks de Tod Browning. Il m’est bien sûr arrivé précédemment d’avoir à gérer ce genre de situations délicates, mais là je voyage avec une jeune femme dont je me sens aussi responsable, et qui n’a pas l’air de comprendre que si notre hôte se faisait plus insistant, la situation pourrait vite déraper. L’échangisme, moi, je n’ai rien contre sur le principe. Mais je ne m’imagine pas expérimenter pour la première fois la chose avec le Bossu de Notre-Dame et une Esmeralda probablement mineure et en tout cas sourde-muette. Nous déclinons la proposition. Mais la nuit s’annonce longue…
Écrire sa vie, une auto-fiction graphique de Jean-Pierre Martinez