Le retour au travail, après cette idylle en Croatie, est un peu morose. Au-delà de ce conflit larvé avec la direction d’Ipsos, qui veut absolument faire de moi un cadre à plein temps, et rentable de surcroît, j’ai le sentiment d’être une nouvelle fois à la croisée des chemins. J’en sais maintenant assez en sémiotique pour ne plus faire tapisserie au séminaire de Greimas, mais je n’ai pas l’intention de passer ma vie entière à essayer de devenir un éminent spécialiste de cette discipline, de soutenir une thèse d’état sur un sujet abscons à plus de cinquante ans, tout ça pour finir chargé de cours dans une université de Province, après avoir intrigué pendant des décennies afin d’avoir ce poste qui couronnerait ma carrière à quelques années de la retraite. Je n’ai pas non plus envie de consacrer tout mon temps de cerveau disponible à l’École Sémiotique de Paris, ni de servir de secrétaire particulier à Greimas, comme son fidèle lieutenant Joseph Courtès qui, en remerciement des services rendus, s’est vu rabroué comme un gamin par son maître lors de sa soutenance à la Sorbonne.
La sémiotique appliquée est une expérience passionnante, mais au-delà de ce qu’on appelle désormais avec un certain mépris la théorie standard, la recherche en sémiotique peut vite devenir une quête aussi vaine que celle du Graal. La vraie vie est ailleurs, et je pense avoir atteint les limites de ce que pouvait m’apporter l’étude des sciences humaines en général. Pour légitimer ma présence à l’EHESS, j’ai dû valider à la va-vite un mémoire de DEA avec Greimas. Pour ce faire, je me suis contenté de reprendre une étude réalisée chez Ipsos pour le compte d’un laboratoire médical, sur un thème suffisamment complexe et ennuyeux pour ressembler à un sujet de recherche universitaire : l’analyse du discours des médecins sur la sénescence cérébrale. Mais c’est un sujet pour moi, ça, plaisante le vieux Greimas toujours malicieux. C’est une pure formalité, je ne présente même pas mon mémoire devant lui, il le valide probablement sans l’avoir lu, et me voilà avec mon DEA en poche, après une année passée à enseigner à des thésards.
Reste à me trouver un sujet de thèse, moi aussi. Cette fois je ne coupe pas à un entretien rapide avec le maître. Je lui parle d’une analyse comparée de la notion de valeur en économie et en linguistique. Il ne comprend pas trop où je veux en venir, fait mine de s’intéresser, me pose quelques questions pour la forme, et valide mon sujet. Me voilà tranquille de ce côté-là pour plusieurs années. J’ai quand même dû ne pas lui faire trop mauvaise impression car quelques semaines plus tard, j’apprends qu’il m’a bombardé sans me prévenir rédacteur en chef de la Revue de sémiotique internationale qu’il vient de créer. C’est sans doute parce que personne ne refuse ce genre d’honneur qu’il n’a pas jugé utile de me demander mon avis. Je flaire le piège encore une fois, et je refuse.
Peu de temps après, Greimas sera d’ailleurs rattrapé non pas par la sénescence cérébrale, mais par un cancer de la gorge. Il faut dire qu’il fume Gitane sur Gitane depuis toujours. Il revient quelques mois plus tard avec un foulard cachant une cicatrice, fumant toujours ses Gitanes, mais cette fois avec bouts-filtres. Il n’a rien perdu de ses facultés intellectuelles, mais c’est déjà la fin de la route pour lui. Et le début d’une autre route pour moi. Reste à trouver laquelle.
Démissionner d’Ipsos, oui, mais pour quoi faire ? Et comment gagner ma vie en conservant un minimum d’indépendance ? Je ne veux ni être cadre, ni être chercheur. Je pourrais toujours bosser comme sémiologue free-lance dans le domaine de la publicité et du marketing, mais pour l’instant, je veux réaliser un autre rêve que le début chaotique de mes études universitaires ne m’a pas encore permis d’accomplir : partir pour un an dans une fac à l’étranger.
Nous sommes fin juin. Je me renseigne à la hâte sur les organismes proposant des programmes d’échanges, et j’en trouve un du côté du Jardin du Luxembourg. Je m’y rends un mercredi en fin d’après-midi, sans rendez-vous, plein d’espoir mais sans trop d’illusion. Le petit bureau s’apprête à fermer. Une femme accepte de me recevoir et je lui explique ma demande. Elle me rappelle que nous sommes en juin, que tous les dossiers pour l’année scolaire suivante sont déjà bouclés depuis longtemps, et que si ma candidature était acceptée, ce ne serait au mieux que pour un départ l’année d’après. Je ne me projette pas aussi loin. Maintenant que j’ai décidé de démissionner d’Ipsos, je sais que je ne tiendrai plus très longtemps là-bas. Je veux partir tout de suite. Elle semble avoir une idée derrière la tête et me la soumet. Elle vient d’avoir une défection pour un poste de lecteur à Austin au Texas, et elle cherche un remplaçant en urgence. Il faut être là-bas à la mi-août, car l’année universitaire commence très tôt aux États-Unis.
Lecteur ? Ça veut dire quoi ? Je n’ai été qu’un élève de seconde langue médiocre au lycée, je ne parle donc presque pas un mot d’anglais. Je comptais partir aux États-Unis pour apprendre la langue, pas pour enseigner. J’essaie de me rassurer. Les quelques lecteurs que j’ai croisés dans le secondaire ou à l’université n’avaient pas vraiment charge de cours. C’était des étudiants venus en France pour compléter leur cursus. En l’échange d’une bourse, on les exhibait de temps en temps dans les classes comme des animaux de foire, et on les faisait parler un peu pour montrer aux élèves, habitués à l’accent de merde de leur prof, à quoi ressemblait vraiment l’anglais quand il est parlé par un autochtone. Ils nous racontaient de façon informelle la vie dans leur pays d’origine, on leur posait quelques questions idiotes, ils répondaient de la même façon, et on les renvoyait à leurs chères études. La femme que j’ai devant moi n’est pas capable de me donner beaucoup de précisions sur la nature du poste. Ou bien elle préfère ne pas m’en dire trop pour ne pas m’effrayer. Elle n’est même pas en mesure de me dire si je serai payé, et combien. Peu importe, j’ai réussi à faire quelques économies qui me permettront de tenir quelques mois, après on verra. Ce qui est sûr, c’est que si elle n’envoie pas un remplaçant à Austin, l’étudiant américain participant à cet échange ne pourra pas non plus venir en France, et l’organisme y perdra une partie de son crédit.
Le niveau requis en anglais pour partir doit être validé par un Test of English as a Foreign Language. Je préfère jouer franc-jeu. Je ne parle pas un mot d’anglais, je vais rater le test. Ne vous inquiétez pas, me dit-elle. Vu les délais, les résultats du TOEFL tomberont quand vous serez déjà au Texas. Ils ne vont pas vous renvoyer pour ça. Très rassurant en effet. En quelques jours, mon dossier est bouclé. Je passe le test deux semaines plus tard. De fait, quand je recevrai les résultats à Austin, il s’avérera que je n’ai pas du tout le niveau. Mais comme elle l’avait prévu, on ne me renverra pas chez moi.
Pour assurer mes arrières au cas où, je préfère conserver le studio que j’ai enfin pu louer rue Daguerre grâce à mes feuilles de paie de jeune cadre dynamique. Une amie étudiante accepte de le sous-louer pendant un an. Cette fois, c’est mon tour : c’est moi qui pars !
Il ne me reste plus qu’à démissionner de mon boulot et à acheter un billet d’avion. L’avion, je ne l’ai pas encore pris très souvent dans ma vie. Et jamais pour traverser l’Atlantique. D’ailleurs, c’est où le Texas ? Je regarde sur une carte. C’est à la frontière avec le Mexique. Je ne trouve guère de détails concernant Austin. Dans l’encyclopédie que je consulte, car internet n’existe pas encore, on mentionne juste la tour de l’université, où quelques années auparavant un sniper s’était retranché pour tirer sur ses petits camarades, faisant plusieurs victimes. Il y a une photo de la tour. Ça a l’air sympa, le campus d’Austin… Après tout, moi aussi je suis un franc-tireur, et j’ai envie de tirer sur tout ce qui bouge.
Écrire sa vie, une auto-fiction graphique de Jean-Pierre Martinez