Un bilan reste un bilan, et un patron un patron. La pression s’accentue afin qu’Ipsos Sémiotique parvienne pour le moins à équilibrer ses comptes. On nous pousse à devenir un département généraliste d’études qualitatives, proposant entre autres des analyses sémiotiques. Et pour ce faire, on nous incite à recruter un autre directeur, qui développera cette nouvelle gamme de prestations plus classiques mais plus rentables, car beaucoup plus rapides à réaliser.
La nouvelle recrue arrive. Je sens vite le danger. Deux directeurs pour un seul chargé d’études, c’est l’armée mexicaine. Le nouveau directeur est un commercial avant tout. De fait, il vend beaucoup plus d’études que nous, principalement ce qu’on appelle des réunions de groupes de consommateurs qu’il anime lui-même, ce qui ne lui prend à chaque fois que quatre heures de son temps. Mais après, il faut quelqu’un pour résumer tout ça et en tirer quelques conclusions opérationnelles.
Quelques jours après son arrivée, il pose un dossier sur mon bureau et me lance comme une évidence : Tu pourras m’écrire le rapport ? Il y a comme ça des moments où la tournure que prendra votre vie dépend de votre capacité à répondre par la négative à une question qui apparemment n’appelle qu’une réponse positive. J’ai conscience de vivre en cet instant l’un de ces moments-clefs, et sans même réfléchir, je lui sers du tac au tac la réponse du Bartelby de Melville à son patron : « I would prefer not to ». Soit en français, tout simplement non. Il feint d’être surpris. Il attend un commentaire. Non ? Non. Je ne lui donnerai pas d’autres explications. Je n’ai pas intégré Ipsos pour faire le même travail de chargé d’études que je faisais auparavant. J’y suis venu pour faire de la sémiotique. Et même Jean-Marie Floch, mon maître en la matière, ne m’a jamais demandé d’écrire un de ses rapports à sa place.
Je fais part de ma position à Jean-Marie, qui m’approuve sans réserve. Le nouveau directeur, lui, informe la direction de mon refus. Je me prépare à être viré. C’est lui qui au final devra s’en aller. Il ne sera resté que quelques semaines. Mais j’ai senti passer le vent du boulet, et je sais maintenant que mes jours à Ipsos sont comptés.
Le nouveau directeur est remplacé par une chargée d’études qualitatives, qui au moins ne saurait prétendre avoir une autorité sur moi. Mais la pression financière reste la même. La nouvelle chargée d’études est une femme qui a travaillé jusque là en free-lance et qui, n’ayant aucune vie privée, consacre tout son temps à son travail, son seul moyen d’exister et sa seule raison de vivre. Elle reste tard le soir, quand Jean-Marie et moi nous faisons un point d’honneur à avoir quitté le bureau à 18h30. Prétextant une urgence, elle nous convie même à revenir à Ipsos un dimanche pour terminer une présentation qui doit avoir lieu le lundi. Cette fois, c’est Jean-Marie qui refuse. Il comprend lui aussi que si nous restons là, nous y perdrons notre âme.
Jean-Marie arrive un matin avec un plan d’évasion. Greimas l’a informé que deux postes d’enseignants en sémiotique étaient à pourvoir au Québec. Avec l’accord enthousiaste de sa femme, il va postuler, et me propose de postuler avec lui pour le deuxième poste, qui pourrait me correspondre. Comme deux gamins, nous commençons à rêver de cette nouvelle vie en Amérique. Lui en famille, et moi en aventurier. Pendant la pause de midi, nous allons même à l’Ambassade du Québec nous renseigner sur les formalités et sur le pays, dont nous ignorons à peu près tout. Jean-Marie est un amoureux de la montagne et des grands espaces. Moi je suis passionné par tout ce que je ne connais pas encore.
Hélas, nous devons bientôt déchanter. Finalement, nos profils ne correspondent pas aux postes à pourvoir. Adieu le Canada. Pendant ce temps, notre nouvelle chargée d’études, embauchée comme nous à quatre jours par semaine, a fait pression pour passer à plein temps. Je comprends vite que ce mercredi de liberté, que nous étions parvenus à préserver jusque-là pour retourner chaque semaine à l’université, ne sera bientôt plus qu’un souvenir. Ma décision est prise, je ne me lancerai pas dans un nouveau bras de fer. Cette fois c’est moi qui démissionne. Plutôt être chômeur que de travailler à plein temps. Mais contre toute attente, je découvrirai quand même l’Amérique…
Écrire sa vie, une auto-fiction graphique de Jean-Pierre Martinez