La fin de l’année scolaire approche. Floch, jusque-là free-lance, se voit proposer par l’Institut Ipsos de créer chez eux un département d’études sémiotiques. Il accepte et, quelques mois après, me demande de venir travailler avec lui. C’est pour moi un nouveau rêve qui se réalise. À Ipsos, je vais pouvoir côtoyer quotidiennement le plus grand spécialiste français de la sémiotique visuelle et publicitaire, non pas comme professeur, mais comme partenaire de travail. Et bien sûr, à son contact, je vais en apprendre plus en un mois sur la sémiotique appliquée que quiconque en un an d’étude. Nos bureaux se trouvent à l’étage de la direction, juste à côté de ceux des deux grands patrons de cet institut bicéphale, Didier Truchot et Jean-Marc Lech. Ipsos Sémiotique, c’est-à-dire Floch et moi, est directement rattaché à la direction. Nous n’avons de comptes à rendre qu’à nos deux patrons, et ils nous laissent une extrême liberté. Le premier conseille les plus grands hommes politiques du moment, jusqu’à l’Élysée. Le deuxième conseille les plus grands patrons. Le brillant et élégant intellectuel qu’est Jean-Marie Floch séduit l’homme d’études qu’est Jean-Marc Lech et plus encore l’homme d’affaires qu’est Didier Truchot, formant tous les deux un couple directorial indissociable dont la pérennité, jusqu’au décès du premier, restera un sujet d’admiration pour tous, et un mystère pour moi. Rue des Jeûneurs, où l’institut est encore domicilié mais où il va bientôt se trouver à l’étroit, ils vont jusqu’à partager le même bureau. Comme tous les couples qui durent, ils ont chacun des personnalités très différentes.
Lech est plutôt un loup solitaire, un homme de réseau mais pas vraiment un homme d’entreprise. Ce n’est pas un tendre, et il manie en permanence une ironie parfois cruelle pour ne pas dire un certain cynisme. Mais il a bien sûr aussi sa complexité et sa part d’ombre. C’est un idéologue plus qu’un humaniste.
Sous des dehors nonchalants et un peu bourrus, Truchot est un timide, un affectif et un intuitif. Même s’il n’esquive aucune confrontation, il aime les gens, il les respecte, et c’est ça qui fait de lui un chef d’entreprise admiré par ses salariés. Parti de rien, Didier Truchot aura bâti au fil des années l’une des trois plus grandes sociétés d’études et de sondages au monde. Lors de mon « entretien d’embauche » il se contente de me dire que si Jean-Marie Floch m’a choisi pour travailler avec lui, c’est que je dois être la bonne personne, et que ça lui suffit. Quand je donnerai ma démission quelques années plus tard, sans qu’aucun conflit ne m’ait jamais opposé à lui, cet homme très occupé prendra à nouveau le temps de s’entretenir un moment avec moi. Y a-t-il une raison particulière à ta décision dont nous pourrions discuter et qui pourrait te faire changer d’avis ? Je lui réponds que non, c’est un choix personnel. Dans ce cas, je te souhaite bonne chance, et si tu veux revenir un jour, Ipsos aura toujours quelque chose à te proposer. La classe.
Je ne suis pas revenu travailler chez Ipsos, et je n’ai recroisé Didier Truchot que quelques années plus tard, à l’enterrement de Jean-Marie Floch qui hélas devait nous quitter prématurément. Ce grand patron, venu avec son chauffeur, m’a tout de suite reconnu et appelé par mon prénom. Et lors de cette poignante cérémonie à laquelle il a assisté jusqu’au bout, il pleurait.
On reconnaît les petits chefs à ce qu’ils cherchent toujours un bouc émissaire pour assumer leurs erreurs à leur place. On reconnaît les grands patrons à ce qu’ils assument non seulement leurs erreurs, mais aussi celles de tous ceux qui sont placés sous leur responsabilité, comme si c’était leurs propres erreurs. C’est dans la tempête qu’on reconnaît un grand capitaine. Car dans la tempête, un vrai capitaine ne se contente pas de tenir la barre en serrant les fesses et en priant le bon Dieu, en attendant que ça se passe. Le grand capitaine n’est pas fait pour la navigation en eau douce par temps calme. C’est dans la tempête qu’il se révèle, qu’il se transcende et qu’il existe vraiment. J’ai vu Didier Truchot faire face en grand patron à des situations de crise que le secret professionnel m’interdit de détailler. Mais je peux néanmoins rapporter une anecdote.
Une grosse étude avait été confiée à Ipsos pour le repositionnement du journal Le Progrès de Lyon, assortie d’une analyse sémiotique. Jean-Marie Floch, au dernier moment, me laisse l’honneur d’aller présenter les résultats de cette étude à Lyon, avec Didier Truchot, et un autre directeur d’études chargé de la partie quantitative. Je dois les rejoindre directement à la gare pour prendre le TGV avec eux, mais quand j’arrive là-bas, il n’y a personne sur le quai. Sans juger utile de me prévenir, le directeur d’études en question a préféré prendre le train d’avant. Je n’ai pas l’adresse du rendez-vous. À Lyon, je me rends logiquement au siège du journal, où on m’annonce que la présentation se tient au domicile personnel du patron du journal, qui a une jambe dans le plâtre, et qui habite à 50 kilomètres de là. Le chauffeur du journal m’y conduit. J’étais déjà pas mal stressé par la perspective de présenter une étude devant un patron de presse et devant mon propre patron, alors vous imaginez mon degré de sérénité en arrivant là-bas. J’entre, et j’aperçois Didier Truchot en train d’exposer les résultats assez complexes de mon étude sémiotique devant le directeur du Progrès et l’ensemble de sa rédaction, avec un simple paper board sur lequel il a griffonné quelques mappings. Il a lu mon rapport dans le train, mais il n’a aucun support visuel de présentation, ce qu’on appelait à l’époque des transparents, puisque c’est moi qui les ai dans mon cartable. On me chambre gentiment, je m’assieds sagement dans un coin, et Didier Truchot termine son exposé qui touchait à sa fin. J’ai fait le trajet depuis Paris pour rien. Je n’ai pas pu assurer la présentation de cette étude très stratégique et accessoirement très coûteuse pour le client. Même si la faute ne m’incombe pas directement, mon patron pourrait facilement trouver des raisons pour me faire des reproches. Dans le train du retour, au bar du TGV, décontracté comme à son habitude, il ne fait pas la moindre allusion à mon fiasco, et ne m’en tiendra aucune rigueur. Pour moi, c’était un drame, pour lui ce n’est qu’une péripétie.
Une autre anecdote. Un matin, en arrivant au bureau, des employés se rendent compte qu’une femme de ménage a mis à la poubelle toute la comptabilité de la société. La veille au soir, l’expert comptable a imprudemment laissé tous ces classeurs empilés par terre, et cette brave femme, prenant tout ça pour de vieux papiers, a tout jeté. On récupère in extremis les classeurs en bas dans la poubelle collective, juste avant le passage de la benne. Ni le comptable ni la femme de ménage n’ont été licenciés pour ça, et tout le monde en rigolait encore des années après. L’erreur est humaine, et c’est le rôle d’un grand patron d’assumer celles de ses employés. Aujourd’hui, Didier Truchot figure parmi les cent plus grosses fortunes de France. Pour réussir comme pour simplement survivre, il faut toujours aller au charbon et souvent même au chagrin. Mais on peut être un grand intellectuel ou un grand patron tout en gardant le sens de l’humour et en conservant un minimum d’humanité.
Écrire sa vie, une auto-fiction graphique de Jean-Pierre Martinez