Je retourne à la vie civile gonflé à bloc, bien décidé à rattraper le temps perdu. À la fac de Villetaneuse, je n’ai pas connu la vie d’étudiant telle que je l’avais fantasmée en quittant l’École Saint Martin, le bac en poche. J’avais opté pour les Sciences Économiques parce que la politique m’intéressait, mais aussi par raison, pensant que c’était la meilleure voie pour accéder aux métiers susceptibles de me correspondre et de m’assurer un avenir acceptable voire si possible à la hauteur de mes espérances. Mais si l’économie est une science molle, en rien prédictive et totalement réfractaire à l’expérimentation, son appareillage méthodologique convoque ces sciences dures que sont les mathématiques et les statistiques. L’économie combine donc ce que les sciences humaines ont de plus fumeux, avec ce que les sciences exactes ont de plus rébarbatif. Les sciences économiques et sociales, c’est de la philosophie et de la psychologie mises en équation. Un peu comme si on cherchait à prouver l’existence de Dieu à l’aide d’un programme informatique, à mesurer le désir avec un double décimètre, à quantifier le bonheur ressenti avec un thermomètre, à évaluer l’honnêteté d’un élu avec un pèse-personne, et à peser le pour et le contre avec une balance de cuisine.
Même si j’aurais rêvé d’être astrophysicien, il faut bien se rendre à l’évidence, je suis plutôt un littéraire. Jusqu’au bac, l’économie, c’est de l’histoire racontée par un journaliste. En fac, je n’avais plus le niveau en maths. Surtout après quatre années de chaos dans une université en grève permanente. Même si j’avais obtenu par miracle un diplôme de consolation, j’étais au bord de la déscolarisation. Et puis mon premier job d’été à la Société Générale m’avait donné une idée de ce qui m’attendait si je persistais à vouloir devenir un cadre, et à quel point ma connaissance des théories keynésiennes ou marxistes me serait d’un grand secours pour être employé de banque. Plutôt crever. Quitte à faire des études qui ne mènent nulle part, autant choisir une matière qui m’intéresse vraiment. Et tant qu’à être étudiant, autant que ce soit à la mythique Sorbonne.
Ce qui m’intéressait le plus à l’époque, c’était de retrouver mes racines espagnoles. Pendant mes études secondaires, mon Espagnol de père m’avait contraint à prendre l’allemand en première langue, et l’anglais en deuxième. Après toutes ces années d’études, je m’exprimais aussi bien dans ces deux langues qu’en latin. Maintenant, c’est moi qui choisirai. Et par le jeu des équivalences, je décidais de m’inscrire à La Sorbonne en deuxième année de Licences de Lettres Espagnoles. Le seul problème, c’est que je n’avais jamais appris cette langue pendant toute ma scolarité. Qu’à cela ne tienne. Je parlais déjà un peu l’espagnol pour l’avoir pratiqué chaque été pendant mes vacances familiales sur la Costa Dorada. Un mois de cours d’été à l’Université de Salamanque devait suffire à me donner les quelques bases nécessaires.
Deux mois après, je débarquais à Clignancourt. Pour La Sorbonne, la vraie, il faudrait encore attendre un peu. Les deux premières années de licence à Paris IV se déroulent à la Porte de Clignancourt. C’était toujours mieux que Villetaneuse, mais encore plus loin d’Auvers-sur-Oise où j’étais toujours contraint à habiter faute d’avoir l’argent nécessaire pour une chambre à Paris. Mais j’étais hyper motivé. Il le fallait, car je savais que je n’avais pas du tout le niveau nécessaire. Le premier cours en amphi, j’arrive en retard. L’entrée se fait côté bureau du professeur. Tout l’amphi a les yeux braqués sur moi. Je m’assieds le plus discrètement possible, et je regarde autour de moi, comprenant mieux la gêne que j’ai ressentie en entrant. Dans l’amphi, il n’y a que des filles. Je me rapproche du paradis.
Mes professeurs, évidemment, remarquent tout de suite que je suis un cas à part. Je suis un garçon, d’abord, plus âgé que les autres, et pour ce qui est de la langue, j’ai en début d’année le niveau quatrième. Mais tous se montrent très bienveillants, voyant bien ma motivation hors norme. De fait, je me lève tous les jours à cinq heures du matin. Un petit footing pour entretenir la forme que j’avais pendant mon service militaire, puis j’attaque les romans au programme, en espagnol évidemment. Je ne connais qu’un mot sur deux. Je cherche tous les autres dans le dictionnaire. Je continue mes lectures dans le train. Deux heures de transport pour atteindre Clignancourt. Le temps de me familiariser avec les classiques espagnols. Tout me passionne. La littérature classique et moderne, espagnole ou latino-américaine, le Siècle d’Or et la Guerre Civile. Cette guerre qui a conduit mon père à venir s’exiler en France en 1939 avec ses parents. Et qui est donc constitutive de mon propre destin.
À la fin de l’année, j’ai rattrapé le niveau de mes camarades. Et l’année d’après je décrocherai la licence avec mention très bien. Le temps que je ne passe pas dans les transports ou en cours, je le passe à la bibliothèque. Il arrive à mes professeurs de me demander les références des articles que je cite, et dont ils ignoraient eux-mêmes l’existence. Mais je n’en ai pas fini avec cette boulimie d’apprendre. Par le jeu des équivalences qui permettent d’écourter les cursus, et en étudiant toujours au moins deux disciplines à la fois, je cumulerai l’équivalent d’une quinzaine d’années d’études supérieures, et j’obtiendrai sept diplômes universitaires dans des spécialités différentes.
Écrire sa vie, une auto-fiction graphique de Jean-Pierre Martinez